« Il est un bonheur », dit Elsa à Ortrud quand elle affirme sa foi sans faille en Lohengrin à l’acte 2. « Es gibt ein Gluck », écrit Andreas Homoki sur son rideau de scène. Aussi pour le spectateur de cette représentation wagnérienne en tout point remarquable, « il est un bonheur », bonheur d’une distribution excellente et investie, d’une mise en scène intelligente et d’une direction d’orchestre palpitante.
C’est là que l’alchimie commence. Ouverture diaphane comme écrite sur le plus précieux des vélins, où Simone Young a apprêté ses violons pour qu’ils rivalisent entre eux dans la maîtrise du piano. Il faut presque tendre l’oreille tant l’évocation est subtile, comme la respiration d’une belle endormie. Le Philharmonia Zurich est ce soir magnifié : pas une scorie dans les cuivres, un son rond, chaud partout et une concentration de tous les instants. Depuis son pupitre, l’actuelle directrice musicale de l’opéra de Hambourg colle à la scène, à la dramaturgie. Lorsqu’Elsa tombe sur Ortrud pour la première fois, elle sursaute, en même temps que l’orchestre ponctue la rencontre d’un accord sonore. En dehors de l’ouverture prise lentement, le reste de la représentation donne le sentiment de défiler à vive allure comme dans un délicieux maelström. Il faut rendre grâce au metteur en scène qui fait confiance à la musique et laisse les transitions orchestrales se jouer à rideau baissé, pour mettre en valeur la fosse et la narration wagnérienne.
Seule l’ouverture illustre par une pantomime l’avant de l’histoire qui nous sera racontée : la mort des parents laissant Elsa et son frère, trop jeunes, être déjà les proies de l’ambition de Telramund ; le mariage sans doute forcé où Elsa s’enfuit, laissant Ortrud ramasser le bouquet pour épouser l’homme déçu et humilié. Loin de parasiter l’œuvre d’éléments extérieurs, ces petites scènes éclaireront d’un jour nouveau ces personnages et leur conflit. Comme d’autres avant lui, Andreas Homoki voit en Lohengrin non pas tant l’histoire d’un héros, mais bien celle d’une lutte de pouvoir entre des familles rivales (dans les Alpes germaniques plutôt qu’en plaine brabançonne si on considère les costumes). Aussi l’action se déroule-t-elle dans le décor unique de salle de fête ou de taverne, lieu clos où seules des chaises et des tables serviront d’accessoires. Homoki surinvestit deux éléments. Tout d’abord un tableau représentant deux cœurs embrasés sur un paysage champêtre. C’est le rêve d’Elsa, auquel elle s’accroche dans l’adversité, et qu’Ortrud déchirera d’un coup de poing lors de leur affrontement à l’acte II. Et c’est ce cygne miniature avec lequel joue Gottfried, qu’Elsa gardera contre elle pour se réconforter. L’arrivée de Lohengrin est problématique pour Homoki, puisqu’il a fait le choix d’évacuer la magie de l’affaire, tout en proposant une lecture assez littérale du livret. Le jouet s’agite dans les bras d’Elsa, prise dans une transe avec les femmes du chœur autour d’elle. Elles donneront toutes naissances au héros, gisant sur le sol, convulsionné comme après un accouchement (faiblesse renforcée par l’attelle que porte Klaus Florian Vogt, blessé en répétition à Bayreuth). C’est dans cette même position que Gottfried reparaitra, vêtu comme le héros. Lohengrin, fantasme d’Elsa de son frère enfin héroïque ? L’idée est séduisante. Quoiqu’il en soit, Ortrud triomphe au rideau final. L’épée et le cor laissés par Lohengrin ne trouveront pas de mains fermes en Gottfried, caché qu’il est dans les jupes de sa sœur.
Elza van den Heever partage bien plus que son prénom avec l’héroïne wagnérienne. Celle qui brille par son art bel cantiste un peu partout (cf. sa première Norma à Bordeaux) reprend un rôle qu’elle a jusqu’alors peu chanté. Et quelle maîtrise ! La ligne est classieuse, la diction soignée, les nuances et inflexions au service de la jeune femme, plus combative, audacieuse et ferme qu’à l’accoutumée. Ce qui fera merveille au deuxième acte pendant la joute verbale avec Ortrud ainsi qu’au troisième acte dans cette scène de folie qui la conduit à braver l’interdit. Elle fait jeu égal avec une autre illustre soprano entendue récemment à Berlin et est confondante de justesse en scène.
Klaus Florian Vogt lui donne donc la réplique. On ne présente plus son Lohengrin qui ravit les spectateurs à chaque apparition. Il est dans le même état de forme que lors de sa prestation berlinoise et c’est à peine si son attelle du jour le gêne. Elle est au contraire un adjuvant supplémentaire à la construction de ce héros malgré lui. Martin Gantner prête un timbre étonnament clair à Telramund avec lequel il déjoue les ambuches de la partition. Sa scène d’entrée du deuxième acte est irréprochable face à l’Ortrud déchainée de Petra Lang : puissance et longueur de souffle lui permettent de rattrapper des aigus assez souvent vibrés et des registres pas toujours bien cimentés. Christof Fischesser en Heinrich confirme l’excellente impression qu’il donnait la veille en Orest : style, puissance et belle présense scénique. Les choeurs et les supplétifs du soir sont égalemment excellents, tout juste s’étonnera-t-on du pupitre des ténors aux aigus un peu acides.