Devant le rideau fermé se trouve un château de cartes qu’un enfant va coiffer de son chapeau avant que ne commence l’introduction orchestrale. Si la soirée continue comme elle a débuté, on se dit que tout cela risque de ne pas tenir très longtemps : en effet, la soprano Tatiana Serjan, souffrante, doit être remplacée et un problème technique empêche la projection des surtitres. De fait, cette Dame de pique programmée sur deux soirées pour le Festival d’été de Baden-Baden bénéficiait d’une double distribution ; Irina Churilova se tenait prête à chanter le surlendemain et assure ainsi une nouvelle donne. Quant aux surtitres, on les voit apparaître après quelques minutes à peine, le problème informatique manifestement réglé. « Ne vous inquiétez pas, nous avait-on assuré au moment de l’annonce, cette mise en scène est très claire et il vous sera assurément facile de suivre l’intrigue »… Et précisément, la mise en scène est admirable de lisibilité, de classicisme intemporel et de bout en bout d’une grande beauté plastique.
Donnée dans l’intégralité de la partition originale, cette nouvelle production de la Dame de pique a été inaugurée au Mariinsky II le 27 mai dernier, pour fêter les 175 ans de Tchaïkovski et les 125 ans de l’opéra, monté au… Mariinsky, faut-il le rappeler ? Proposer cette même œuvre à Baden-Baden dont le casino hanté par Dostoïevski a largement inspiré le Joueur est un clin d’œil que n’aurait pas peut-être pas détesté le personnage finalement facétieux de la comtesse créé par Pouchkine. Allusions et correspondances, voilà des éléments qui ne manquent dans cette mise en scène d’Alexei Stepanyuk, dont il faut saluer la splendeur visuelle. Les Tchaïkovsky, tout en adaptant efficacement Pouchkine, avaient transposé l’intrigue au 18e siècle et par ailleurs, la musique est aussi un vibrant hommage à Mozart. Décors, costumes et effets sont ici également à cheval sur deux mondes et deux époques : la richesse toute slave des costumes est ainsi tempérée par une sobriété dans le choix des couleurs et des effets. Classique et assez proche des versions russes existantes, c’est plutôt le dépouillement stylisé qui distingue tout de même ici le travail du metteur en scène. Pour l’Intermède de la Bergère sincère, par exemple, accessoires et garde-robe sont dorés et rappellent le travail de Jean-Marie Villégier. L’enfant et son château de cartes évoquent les œuvres de Chardin, quand le casino correspondrait bien aux visions sans concession de Hogarth dans la Carrière d’un roué. Par ailleurs, les cortèges de figurants renvoient tout autant aux pleurants des tombeaux des ducs de Bourgogne qu’à des illustrations de romans gothiques tels le Château d’Otrante. Les différentes ambiances présentes dans l’œuvre (fantastique, pastorale, conte, folie, amours contrariées…) sont de ce fait visuellement merveilleusement restituées. Par un dispositif apparemment simple de tulles montés sur châssis mobiles permettant de rétrécir ou dilater l’espace à l’envi, des panneaux successifs sur lesquels sont représentées des colonnes donnent aux décors des dimensions grandioses et une illusion de perspective très réussie. Il faut saluer le travail d’Alexander Sivaev sur les lumières : les personnages sont tour à tour statufiés (on pense à Cocteau ou aux Enfants du paradis), réduits à des ombres chinoises voire des silhouettes, comme échappés d’un jeu de cartes. La comtesse en chemise de nuit a l’air de sortir tout droit de chez Molière et ne déparerait pas en Malade imaginaire. Lorsque Hermann se retrouve seul dans sa chambre, perdu dans le noir et arrimé à son lit, on attend de voir comment va apparaître le spectre de la comtesse morte. Elle émerge simplement mais brutalement de sous les draps, comme un alien ou tout droit sortie des fantasmes du jeune homme, en une métaphore sexuelle très réussie et proprement terrifiante.
© Natasha Razina
Si les yeux sont à la fête, les oreilles le sont tout autant. Mikhail Vekua est époustouflant en Hermann. La première impression n’est pourtant pas très engageante : flottant dans un manteau bien trop grand, il paraît tout rabougri et la voix manque de projection. On comprend assez vite que tout cela est construit, car petit à petit il s’affirme, arbore la détermination d’un Napoléon et fait preuve d’une énergie et d’un abattage exceptionnels. De gris, le timbre se colore en nuances aussi sombres que moirées et le chant acquiert une force qui impose le respect avant l’explosion finale extatique, où après avoir pulvérisé le château de cartes, il meurt à genoux les yeux grands ouverts, à la Visconti, avant que le gamin, de retour, ne lui ferme les yeux, mettant un terme aux rêves fragiles et factices élevés en même temps que son château de cartes. Irina Churilova incarne Lisa avec conviction et la force de son chant n’a d’égale que sa voluptueuse beauté. Passion amoureuse, affres et doutes puis désespoir, la jeune soprano déploie toute une palette de nuanciers qui créent l’empathie chez l’auditeur. Roman Burdenko possède largement les moyens du rôle de Tomski et se taille un beau succès. Mais c’est peut-être le baryton sonore et solide Alexei Markov qui émeut le plus dans le rôle d’Eletski, en particulier dans sa déclaration à Lisa où il affiche un charisme vocal propre à toucher les plus résistants. Belle prestation également en comtesse pour Elena Vitman, sinistre et branlante à souhait, mais sans vibrato gênant. Les autres partenaires tirent efficacement leur carte du jeu.
Mais la grande réussite de cette soirée, c’est l’orchestre du Mariinsky avec à sa tête Valery Gergiev. Toute la sensibilité, la complexité, les couleurs, la légèreté mais aussi la noirceur de l’œuvre sont mises en valeur tour à tour. Un grand bonheur, mais avec une petite frustration tour de même : de l’orchestre, le chef était invisible, enterré dans la fosse, alors qu’il est si fascinant de le voir diriger.