Cent-quarante deux années qu’Otello de Rossini n’avait pas été représenté à La Scala ! Créé in loco en 1823, il y a presque deux siècles, sept ans après la première napolitaine alors que, porté par son succès, il avait déjà fait plus ou moins le tour de l’Italie, l’ouvrage connut son heure de gloire autour des années 1830 lorsque Maria Malibran vint à Milan interpréter à plusieurs reprises le rôle de Desdemona. Puis, à la fin du 19e siècle, Verdi et l’évolution du goût musical aidant, il sombra dans l’oubli.
L’émergence depuis quelques années de chanteurs capables d’assumer les difficultés d’une écriture entre toutes périlleuses lui vaut de renouer avec la scène, timidement mais sûrement, à Paris pas plus tard que la saison dernière par exemple. Otello n’en demeure pas moins un opéra délicat à représenter. Comment gérer, en plus d’un livret aux ficelles épaisses, cet enchaînement de numéros assujettis à des formes conventionnelles et prétextes à exhibition vocale ? Seul le troisième acte, dans sa modernité expérimentale, correspond à notre manière actuelle d’appréhender le théâtre lyrique.
C’est d’ailleurs dans cette ultime partie que Jürgen Flimm, le metteur en scène de cette nouvelle production milanaise, parvient à s’extirper du carcan esthétique où son imagination s’essoufflait. Vidé des chaises qui encombraient l’unique décor – des rideaux utilisés pour délimiter l’espace –, le plateau est aussi débarrassé des choristes qui s’agitaient depuis le début de la soirée derrière les protagonistes, sans doute pour donner une impression de mouvement. Une harpe traverse lentement la scène tandis que Desdemona chante son air du saule. On perçoit soudain une volonté de théâtre dans le théâtre sans comprendre le sens de cette nouvelle orientation. Pourquoi Jago, une fois Desdemona assassinée, vient dans la salle prononcer les répliques initialement destinées à Lucio, le confident d’Otello – rayé par conséquent de la distribution ? Pourquoi embrasse-t-il une jeune femme dont on n’avait jusqu’alors pas remarqué la présence ? En l’absence de notes d’intentions, toutes les suppositions sont permises. Est-ce bien raisonnable s’agissant d’une œuvre méconnue dont le deuxième – voire le troisième – degré de lecture ne saurait être envisagé alors que le premier n’est déjà pas si évident ? Des applaudissements mesurés tombent en même temps que le rideau, loin de l’enthousiasme qu’aurait dû susciter l’événement, sans que la mise en scène l’entière ne porte l’entière responsabilité de ce succès mitigé.
© Matthias Baus | Teatro alla Scala
Quelle interprète pour Desdemona quand on sait que le rôle fut conçu à la mesure d’Isabella Colbran, maîtresse et égérie de Rossini dont on ignore précisément l’exacte mesure ? Soprano ? Mezzo-soprano ? Pesaro depuis quelques années penche pour cette dernière option, quand Milan s’en remet à la tessiture plus légère d’Olga Peretyatko, titulaire du rôle depuis 2007, à Pesaro justement. Que sa voix ait pris depuis plus d’envergure est incontestable sans cependant nous convaincre qu’elle soit la mieux adaptée aux élans dramatiques de la partition. Pour une Canzone del salice flattée par la beauté du timbre, tracée et ornée avec le style requis, trop de phrases insuffisamment projetées se perdent dans les cintres.
Peu importe puisque – c’est bien connu – Otello est un opéra de ténors, six au total dont trois au premier plan. Sauf que là aussi, ça se discute. Si agile soit Edgardo Rocha, jeune chanteur remarqué au Théâtre des Champs-Elysées dans le rôle de Rodrigo, confier Jago à un contraltino revient à déséquilibrer ses duos avec Rodrigo puis Otello. Une âme aussi noire voudrait une voix plus sombre. Juan-Diego Flórez se dresse comme un coq sur les ergots d’un aigu plus vigoureux que jamais au point d’en oublier la dimension amoureuse de son personnage, inhabituellement privé de sentiments et de nuances. On a assez disserté ici sur l’incroyable parcours de Gregory Kunde pour ne pas se réjouir de le retrouver dans ce rôle d’Otello qui, à Pesaro en 2007, marqua une nouvelle étape dans un parcours étonnamment pluriel. Pesaro donc et, un cran au-dessus en termes d’intensité dramatique, Anvers début 2014 font partie de nos souvenirs lyriques les plus marquants, tous opéras confondus. Le maure milanais ne réitère pas les exploits passés, en raison de la mise en scène mais pas seulement. Le lion rugit encore, notamment dans le duo avec Rodrigo où l’aigu en remontre à son partenaire ; de nouvelles figures varient les reprises mais la voix, confrontée ces derniers mois à un autre répertoire, verdien et vériste, vocalise avec moins d’aisance et use de moins d’effets tandis que la puissance s’avère inégale. Il n’est pas certain que Rossini montre Anna-Lisa Stroppa (Emilia) sous son meilleur visage vocal. Roberto Tagliavini, au contraire, mériterait mieux que le rôle très secondaire d’Elmiro dont il tire le meilleur parti possible. Après Zurich aux côtés de Cecilia Bartoli, Muhai Tang retrouve une œuvre qu’il connaît bien, trop peut-être pour lui donner le ressort qu’il aurait fallu à ces retrouvailles milanaises.