Quand on est venu au théâtre du Peuple à Bussang dans Les Vosges (créé en 1895 par Maurice Pottecher), on aime y revenir. Et l’on y remarque qu’une singulière continuité y sous-tend la programmation, même si celle-ci est passée au fil des décennies des œuvres originales du créateur du lieu à des textes français engagés, avant d’aborder un théâtre plus international. Et de fait il y a aujourd’hui une sorte d’évidence à voir l’Opéra de quat’sous s’installer entre les planches mal équarries et devant les bancs à dossier de ce théâtre populaire qui fête cette année ses 120 ans, et dont l’architecture tout de bois offre une étonnante acoustique. Surprise pour les spectateurs habitués qui voient souvent pour la première fois un spectacle chanté, auquel ils font un accueil délirant très mérité.
L’Opéra de quat’sous n’est pas une œuvre facile, loin s’en faut, et plus d’une compagnie théâtrale s’y est brisée les reins. La lecture que nous en donne Vincent Goethals et sa troupe est avant tout d’une parfaite lisibilité. Le travail effectué tant sur les textes que sur les parties musicales est remarquable, et l’ensemble se déroule avec une totale évidence. Du narrateur filmé façon Maurice Pottecher (l’étonnant René Bianchini) aux comédiens chanteurs parfaitement en phase avec l’esprit de la pièce, en passant selon la tradition par d’excellents acteurs amateurs le plus souvent locaux, tous sont entrés au plus profond de l’œuvre, et éprouvent un plaisir évident à la transmettre. Surtout, il ont réussi – et c’était peut-être là le plus difficile – à constituer sur scène une atmosphère plausible du monde de la pègre, et une vraie connivence avec les spectateurs ; à cet égard, les quelques incursions des chanteuses dans la salle sont particulièrement réussies.
Le choix de la version française de Jean-Claude Hémery est également excellent, sans que l’on comprenne très bien comment cet auteur décédé en 1985 peut continuer depuis l’au-delà à mettre à jour sa très belle et inégalée traduction de 1959*. Déjà, dans une récente production de la Comédie Française, on déplorait des modifications assez malvenues. Aujourd’hui, le texte a encore changé, et certaines parties chantées souffrent beaucoup d’un manque d’adéquation prosodique. Surtout, ces variantes de textes imposées par les éditions de l’Arche ne tiennent aucun compte de la mise en scène et de ses choix : ici, nous sommes au début des années 70, dans le monde d’Orange mécanique, Mrs Peachum porte de gros bigoudis et les putes font des mines dans des vitrines blafardes éclairées aux néons clignotants. Or le texte a été mis à jour pour 2015, et il y a de ce fait entre les deux époques un décalage évident de langue de plus de 45 ans : le texte original des années 60 aurait été certes moins cru, mais beaucoup mieux adapté.
Valérie Dablemont et Frédéric Cherbœuf © Théâtre du peuple Bussang / Eric Legrand
Cru, le spectacle l’est, et l’on y parle beaucoup de sexe. Mais sainement ! Car si l’argent et les banques dirigent le monde, si « l’homme est un loup pour l’homme », ce sont les sens qui guident le plus clairement le genre humain, ce que chante de façon si imagée Mrs Peachum dans la « Ballade de l’esclavage des sens » dont la version originale chez Eschig disait, parlant de Mackie : « Mais dès le soir, il a le vague à l’âme, avant la nuit, il file chez ces dames… ». L’énorme sexe ithyphallique, siège à bascule apporté pour le mariage par les acolytes de Mackie, où Polly a bien du mal à rester en équilibre, est fort drôle. Équilibre qu’elle retrouve très vite pour diriger la fine équipe que son tout nouveau « mari » lui abandonne le temps de se mettre au vert. Valérie Dablemont (Polly) est absolument épatante, et allie une voix lyrique parfaite pour le rôle à une musicalité et une autorité idéales. Frédéric Cherbœuf est un Mackie tout en nuances, allant sans à-coups et très naturellement de Jenny à Polly, et à Lucy (excellente Anne Frèches). Son duo avec le Tiger Brown de Marc Schapira est également bien enlevé, ainsi que son Épitre. Le couple Peachum (Alain Eloy et Mélanie Moussay) mène très consciencieusement et avec brio son commerce peu recommandable. Quant à Astrid Beltzung (Jenny des lupanars), elle n’est bien évidemment ni Milva ni Meow Meow mais elle n’en crée pas moins la figure pitoyable et attachante d’une fille larguée qui vend son souteneur autant par dépit que par lassitude. Tous les autres acteurs complètent idéalement une distribution de grande qualité.
Musicalement, l’ensemble, bien que restreint, se tient également fort bien, les morceaux de bravoure (le duo Polly-Lucy, le duo de l’armée des Indes) sont parfaits, même si quelques airs auraient intérêt à être pris à une cadence un peu plus soutenue. La version vue ce soir est certainement la plus proche de celle, mythique, de Guy Rétoré au Tep (1969 et années suivantes), qui reste incontournable. Mais bien sûr, où ailleurs qu’à Bussang peut-on voir une fois les portes du fond de la scène ouvertes sur la forêt vosgienne comme le veut la tradition, l’envoyé du roi apparaître en pleine nature, monté sur un fier destrier ? Inoubliable image de rêve qui contribue à rendre encore plus exceptionnelle cette représentation, qui se termine par un pot offert par les acteurs à tous les spectateurs dans les espaces verdoyants entourant le théâtre. Un moment festif et sympathique qui est l’une des images de marque du lieu.
Courez voir ce beau spectacle, donné jusqu’au 22 août à Bussang, et à l’Opéra de Metz les 2 et 3 octobre 2015.
* Écoutez ou réécoutez cette version française dans le très bel enregistrement toujours disponible, avec Maurice Barrier, Albert Médina, Rose Thiéry, Marie-Claude Mestral, Pierre Santini, Sabine Lods, Arlette Téphany, Victor Garrivier, Albert Robin, Jean Bany et Maxime Casa, orchestre sous la direction d’Oswald d’Andrea, enregistrement semi-public au Théâtre de l’Est Parisien (TEP) en 1970, disques Jacques Canetti 5889 706.