Très souvent, un Don Carlos, c’est comme une Ford T : de n’importe quelle couleur pourvu que ce soit noir. Luc Bondy l’avait fait en 1996 avec sa cour d’Espagne tout de noir vêtue, Willy Decker n’avait pas procédé autrement dans sa mise en scène conçue pour Amsterdam en 2004. Pour sa première mise en scène d’opéra, Albert Boadella, illustre homme de théâtre espagnol, a voulu aller à l’encontre de ce qu’on appelle la « légende noire » de son pays, dominée par l’Inquisition, la cruauté de ses rois, l’obscurantisme de ses prêtres. Et pour lutter contre des siècles de fiction, Schiller n’étant qu’un des relais de cette légende, il a choisi de revenir au plus près de la réalité historique, en nous montrant un Don Carlos atteint de divers maux congénitaux, difforme, boiteux, souffrant de démence. Bien entendu, cette décision modifie du tout au tout les relations entre les trois personnages centraux : Philippe II cesse d’être un monarque insensible et Elisabeth ne peut guère éprouver que pitié pour l’infant. Le résultat, pour être historiquement informé, n’en devient pas moins romantiquement incorrect, faute de héros idéalisé, faute d’idylle contrariée. Pas d’amour possible ici, et le duo du dernier acte devient même une sorte de dialogue de sourds, où chacun chante dans sa bulle. Plus gênant, le comportement de Posa et d’Eboli devient difficile à justifier : d’un être visiblement inapte à régner, pourquoi vouloir faire le sauveur de la Flandre ? d’un personnage clairement écarté du trône et au physique aussi disgracieux, pourquoi la belle princesse rêverait-elle d’être aimée ?
Visuellement, cette volonté de retour aux faits se traduit par le choix de somptueux costumes d’époque, celui d’Elisabeth reproduisant le célèbre portrait par Pantoja de la Cruz, et Philippe II échappant au noir, avec notamment une superbe tenue jaune pour l’Autodafé ; à l’inverse, dans un louable souci d’anti-zeffirellisme, le décor opte pour un dépouillement extrême, puisqu’il se réduit à un vaste sol dallé, dont un carré s’ouvre pour former le tombeau de Charles-Quint, ou dont les coins arrières se redressent pour conférer un peu d’intimité au cabinet du roi. Malgré la volonté de laver Don Carlos plus blanc, tout le fond du décor est…noir, et la fidélité historique impose la présence de quelques hérétiques torse nu et coiffés du san-benito, la fumée de leur bûcher asphyxiant les courtisans à la fin de l’acte II. Quant à la partition, c’est la version italienne qui a été retenue, avec néanmoins quelques coupes et ajouts dans l’Autodafé et le tableau de la prison.
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En 1567, lorsqu’il aida le soulèvement des Pays-Bas, Carlos avait 22 ans et il devait mourir l’année suivante. José Bros n’a pas vraiment la silhouette d’un jeune homme à peine majeur, mais ce n’est en fait pas un problème dans la mesure où le personnage, criblé de névroses et de tics, n’a pas ici à séduire ; son timbre clair et sonore suffit à conférer jeunesse et ferveur à son Don Carlo. John Relyea est un Philippe II altier et à peine quadragénaire, et donc conforme à la réalité historique ; c’est aussi une vraie basse, habituée à incarner les figures maléfiques. Pour ce qui pourrait bien être une prise de rôle, il reste encore à creuser certains aspects du personnage, car l’intérêt du monarque pour l’art, souligné par la mise en scène, ne suffit pas tout à fait à le rendre plus humain et plus sympathique qu’à l’ordinaire. L’Elisabeth de Virginia Tola fait une entrée assez peu remarquable : on ne l’entend guère dans les ensembles, et ses adieux à la comtesse d’Aremberg passent inaperçus. A l’inverse, « Tu che le vanità » la montre parfaitement maîtresse de ses moyens vocaux et dramatiques, convaincante du grave à l’aigu. Ángel Ódena est un baryton très solide et sonore, même si la justesse semble parfois moins certaine. Scéniquement superbe, Ketevan Kemoklidze possède un beau timbre de mezzo, mais la diction pourrait parfois être plus claire. Même privé du premier acte (et de la scène de l’émeute dans la prison), le chœur de la Communauté de Madrid ne manque pas d’occasions de briller. A la tête de l’orchestre, le chef chilien Maximiano Valdés impose des tempos généralement rapides, y compris dans les moments les plus solennels.
Produit par les Teatros del Canal, de Madrid, le spectacle sera repris en février prochain dans la capitale, avec une distribution qu’on annonce 100% espagnole.