« En approchant de la quarantaine, j’ai acquis un centre plus large, davantage de volume et de rondeur. Alors j’ai cherché à retravailler sur la respiration, à revoir le legato. Cette évolution me permettra d’aborder des personnages nouveaux sans renoncer à ceux qui sont déjà les miens. » C’est en substance ce que déclarait Juan Diego Florez à nos confrères de la revue Opera Actual il y a quelques années. Le concert qu’il donne dans le cadre enchanteur de l’auditorium du parc du Château de Peralada est l’occasion d’apprécier en direct le bien -fondé de ces affirmations. Sans doute le ténor est-il mieux placé que personne pour ressentir les changements dont il parle et qui sont, d’autres concerts antérieurs l’ont confirmé , bien réels. Mais si à Marseille ces gains en volume avaient impressionné, l’accompagnement était alors celui d’un piano. A Peralada, avec l’orchestre de Cadaquès, malgré la direction « sur mesure » d’Espartaco Lavalle, Péruvien lui aussi et associé depuis l’origine au projet Sinfonia por el Perù, patronné par Juan Diego Florez sur le modèle vénézuélien de El Sistema, les intentions ou les espoirs du ténor semblent trouver leurs limites, surtout dans la première partie.
Car il y a en effet un avant et un après la césure de l’entracte. Si « Tomba degli avi miei » ne lui pose aucun problème perceptible et met en valeur le subtil équilibre de sensibilité et d’élégance qui caractérise l’art de ce chanteur, il en va autrement de « Salut ! Demeure chaste et pure », où il prend bien l’élan nécessaire pour atteindre les crêtes, mais où l’on sent l’effort, comme on le sentira dans « O Nature pleine de grâce ». Il est juste de dire qu’à son entrée en scène le ténor nous avait paru fatigué, peut-être éprouvé par la chaleur, et qu’un autre soir cette tension aurait été probablement moins perceptible. Il n’en reste pas moins que cette première partie nous laisse et perplexe et frustré. Perplexe parce que Werther est au programme du chanteur la saison prochaine à Barcelone et que le rendu des extraits chantés ce soir ne garantit pas a priori la réussite, nous voulons dire : une réussite à la Juan Diego Florez, lui qui nous a habitués, dans la prudence avec laquelle il gère son répertoire, à un sans-faute quasi permanent. Et frustré parce que tout en comprenant le désir du ténor de se mesurer à des rôles plus exigeants en termes de puissance le résultat, tout honorable qu’il soit, n’est pas à la hauteur de ce qui l’a rendu unique dans le répertoire de ses débuts, cette enivrante illusion qu’il lui suffisait d’ouvrir la bouche pour enchaîner sans effort agilités et sauts d’octave.
Teresa Berganza reçoit l’hommage de Juan Diego Florez © DR
Que s’est-il passé durant l’entracte ? Délivré de la tension que pouvaient générer des airs redoutables, l’artiste s’est-il rasséréné ? L’impression sera unanime : Juan Diego Florez nous est revenu , faisant des airs de Fernando « Un ange, une femme inconnue » ou de Gennaro « T’amo qual s’ama un angelo » des condensés de lyrisme où l’apparente sincérité du sentiment passe dans les miroitements d’une voix alliant l’ardeur à la caresse. C’est avec le même bonheur qu’il chantera Roméo, et l’on serait prêt à dire aussi Pâris si le deuxième é de « Evohé » n’était régulièrement nasal, peccadille qui ne prend de relief qu’au sein d’un flux délicieux et restera circonscrite. A l’enthousiasme du public, qui est allé croissant avec les performances vocales jouant de la longueur du souffle et de la tenue des aigus, il sera répondu par quatre bis, qui soulèveront encore plus le délire et provoqueront un standing ovation de stade. Des tubes comme « La donna è mobile » et « Una furtive lagrima » encadrent l’air plus rare de Jerusalem qui fait partie des « airs de baule » du ténor. Pourtant, c’est le premier bis qui, loin des habiletés apprises avec le temps et le métier, nous fera fondre, cette Malagueña salerosa dédiée si gracieusement à la princesse en rose fuchsia du premier rang du balcon, Teresa Berganza, venue la veille pour participer à l’hommage à Victoria De Los Angeles. Avec la guitare noire et blanche qu’il avait prise en coulisse pour s’accompagner, Juan Diego Florez renoue avec l’adolescent facétieux qu’il fut, mais dans sa langue maternelle il distille un philtre intemporel. Puisse-t-il, quelles que soient ses curiosités ou ses témérités, revenir toujours à ce répertoire populaire et immémorial, qui n’a rien pour lui du cross over, où ses racines s’expriment avec un charme irrésistible et dont son art de chanteur fait un authentique bijou vocal !
Dans ces conditions, la prestation de l’Orchestre de Cadaquès et la direction, proprement troublante dans le ballet des Troyens, littéralement massacré par des tempi sirupeux ou des accents de tyrolienne – recueillent eux aussi des applaudissements, si bien que rien ne gâche le triomphe. Que nos amis catalans nous pardonnent ce vocabulaire de course de toros, encore une faena menée à bien !