Quels sont les arguments qui décident un festival comme Salzbourg à présenter Werther en version de concert plutôt qu’à le mettre en scène ? Jugerait-on ici que l’opéra français est moins digne d’intérêt que l’opéra allemand, italien russe ou autrichien ? Trouve-t-on le livret trop faible en regard de l’œuvre magistrale de Goethe ? Préfère-t-on consacrer à d’autres partitions les budgets forcément limités, même si les limites ici sont moins visibles qu’ailleurs ? Nous n’aurons sans doute jamais la réponse à ces questions mais toujours est-il que la représentation de ce samedi nous aura laissé sur notre faim. Si la distribution comprend d’excellents chanteurs, précédés d’une réputation fameuse, si l’orchestre est compétent et le chef dynamique, qu’il nous soit permis de penser qu’on n’aura pas consacré à cette production toute l’attention qu’il aurait fallu, et que faute de soin on est passé à côté, pas très loin mais à côté quand même, d’une soirée qui aurait pu être enthousiasmante.
Une version de concert n’implique pas nécessairement qu’on se fiche de donner du sens au livret. Cela ne coûte pas plus cher de faire entrer un chanteur deux minutes avant qu’il ait à ouvrir la bouche pour qu’il soit présent sur scène lorsque la réplique précédente s’adresse à lui, et qu’une interaction puisse s’établir avec ses partenaires. Cela ne coûte pas très cher non plus de s’offrir pendant les répétitions (mais combien en a-t-on faite ?) un coach qui corrige les nombreuses scories de langue qui émaillèrent toute la soirée. On aurait aussi pu se soucier de chercher à équilibrer la conception que chacun a de son rôle, faire des choix quant à l’esthétique globale de l’œuvre, drame vériste intime pour les uns et partition romantique juste propice à mettre les voix en valeur pour les autres. Mais tout cela n’a pas eu lieu, et la soirée s’est dès lors limitée à une suite de très beaux numéros de chant – la partition n’en manque pas – qui, même avec de très bons chanteurs, et même si madame Gheorghiu se donne la peine de changer de robe pendant la pause, ne font pas un opéra.
Dominant très largement la distribution, Piotr Beczala aborde le rôle de Werther en force, avec une puissance étonnante, refusant d’alléger ses aigus comme le veut pourtant la tradition du chant français, au point qu’on se demande comment il va tenir jusqu’au bout. En vérité, il tient très bien, car ses moyens sont gigantesques, et parce que ce musicien intelligent peut compter sur une excellente technique pour ménager son instrument. Il en ressort un Werther éminemment héroïque, viril, attachant et très cohérent, que le public a d’ailleurs salué par des applaudissements extrêmement nourris. Un peu déçue de n’être que la deuxième vedette de la soirée, Angela Gheorghiu qui chantait Charlotte a donné du rôle une vision manquant un peu de cohérence, la voix tout en puissance, elle aussi, mais avec beaucoup d’emphase, d’affectation, tirant vers la minauderie. Plus de simplicité, de sincérité l’aurait sans doute rapprochée du personnage de cette toute jeune femme et aurait aussi suscité plus d’émotion. Il reste que la voix est splendide, mais le rôle n’est pas qu’une performance vocale. Hormis les imperfections de texte qu’on a dites, Daniel Schmutzhard fait un excellent Albert, sans fadeur et vocalement irréprochable. La Sophie d’Elena Tsallagova est bien en place, mais le ton manque de tendresse et de douceur pour un personnage encore aux portes de l’enfance. Le Bailli est chanté par Giorgio Surian, parfait pour le rôle. Moins satisfaisants, Martin Zysset et Ruben Drole (respectivement Schmidt et Johann) ont beaucoup de mal à défendre l’air à boire du début du deuxième acte qui, en version de concert, tombe complètement à plat – on leur accordera que cette soulographie de comédie n’est pas non plus la meilleure partie de l’œuvre.
Le chœur d’enfants, réduit à sept petits chanteurs pleins de charme, produit l’effet qu’on en attend : attendrir le public. Alejo Pérez peut-être impressionné par la brochette de solistes qu’il a devant lui et par leurs tempéraments, dirige davantage l’orchestre que les chanteurs, qui sont souvent livrés à leur sort. Il en découle une sorte de surenchère sonore et vocale, très démonstrative, guère propice à l’émotion elle non plus, mais qui plaît semble-t-il au public.