August Everding aurait-il pu prévoir en 1973 que sa production d’Elektra resterait à l’affiche jusqu’à nos jours ? Cette production – donnée ensuite à Paris en 1974 et 1975 avec entre autres les illustres Nilsson, Ludwig, Rysanek, Varnay – survit encore au Staatsoper d’Hambourg. Choc du temps qui passe, le décor évoque moins aujourd’hui l’antiquité marmoréenne voulue par le livret que les décors inventés depuis pour nos loisirs. Ce portique branlant fait penser à ceux des attractions du parc Astérix, et ce château tout en créneaux illuminés de braseros évoque plutôt certaines forteresses de superproductions hollywoodiennes adaptant Tolkien à l’écran. Ainsi, à la couche de poussière s’ajoute un verni laqué de grotesque. Nous sommes certainement chez des monstres de foire, que rendent parfaitement des costumes orientalisants et hideux, probablement déjà hors de propos en leur temps. S’il y eut une direction d’acteur, elle est depuis longtemps tombée dans les limbes. Restent les entrées et les sorties, et les talents variés des interprètes qui viennent visiter ce musée de l’art lyrique.
© Halina Ploetz (production originale)
Il n’y a guère à se plaindre de ce côté. Dans cette production de répertoire, l’Opéra d’Etat de Hambourg aligne son directeur musical Kent Nagano qui conduit le Philharmoniker Hamburg dans les excès sonores et les raffinements coloristes de la partition. Flux et reflux de tension suivent les scènes. La valse finale crescendo porte l’épilogue à son juste climax. Les chanteurs et chanteuses de la troupe assurent la totalité des rôles secondaires, avec quelques étrangetés. Ainsi le jeune chilien Bruno Vargas doit incarner le vieux serviteur. Il y parvient sans mal, aidé par les frusques qui l’habillent, et une voix profonde. Ce soir-là, le niveau moyen global de l’institution l’emporte sur les pinailleries que l’on pourrait faire : une cinquième servante (Hellen Kwon) à la justesse pour le moins problématique ou encore Robert Künzli un peu court en Aegisth. Wihelm Schwinghammer en revanche, donne à entendre un Oreste impérial, au phrasé stylé. Son chant se déploie autour d’un timbre mat qui sied bien au personnage déterminé qu’il compose. Le trio de femme n’a pas à rougir. Ricarda Merbeth (Chrysothemis), déjà entendue à Paris dans ce même rôle, semble peut-être plus en retrait, comme en service minimum dans cette soirée sans véritable enjeu. Son souffle et ses aigus souverains ne laissent pourtant pas de convaincre. Mihoko Fujimura rend honneur à toute la tessiture de Clytemnestre. Pas une note poitrinée dans toute sa scène, et des « warum » sonores et profonds caractérisent ce chant que seule une diction germanique peu idiomatique vient entacher. En Elektra, Linda Watson n’a pas à céder la préséance devant certaine consœur peut-être plus médiatique mais parfois problématique. L’américaine ne s’abandonne jamais à la facilité du cri, même dans les moments les plus tendus, assume toute la tessiture et les tenues de note. Parfois au prix de menus accidents, là un aigu trop bas, ici une note qui bouge autour de sa juste fréquence. Qu’importe ! Cette Elektra inquiète, tempête, caresse… en un mot : elle émeut.
Au milieu de ces satisfactions diverses, un élément a su nous surprendre. On arpentait une antiquité – on n’ose pas dire épave –, on était en divertissement de répertoire, visité, revisité, et subtilement l’inattendu se produisit. Lors de la scène de Clytemnestre, alors qu’elle soliloque devant ses suivantes, l’orchestre chatoie et la petite harmonie pépie. Sur scène, les deux demoiselles murmurent sans cesse dans l’oreille de leur maitresse, distillant le poison du doute et du mépris avant qu’elles ne soient chassées séance tenante. Lien fut ainsi fait entre un détail de la composition et sa signification théâtrale, et ce, d’une manière encore inouïe à nos oreilles. Le musée, ce n’est pas que poussière, vieux cadres et vieilles toiles. Parfois on y découvre quelque chose.