N’en déplaise aux fans de Jonas Kaufmann, si Ariadne auf Naxos porte le nom de son héroïne et non de son héros, ce n’est pas un hasard. Exception faite de quelques courtes phrases dans le prologue ajouté en 1916, Bacchus n’apparaît qu’à la fin de l’opéra en un long duo, souvent donné en raison de son écriture ingrate comme preuve de l’aversion de Richard Strauss pour les ténors. Avant que ne vienne le « nouveau dieu », il faut donc traverser les deux tiers de l’acte et surtout ce prologue dominé par le personnage du compositeur, rôle à la tessiture ambiguë – mezzo-soprano ? soprano dramatique ou lyrique ? –, considéré souvent comme le véritable protagoniste de l’opéra, en tout cas le plus émouvant à condition de l’aborder avec toute la fraîcheur et la spontanéité requises. Tel n’est pas, dans cette version de concert importée de Munich par le Théâtre des Champs Elysées, le parti choisi par Alice Coote, tiraillée vocalement entre ses différents registres, acculée dans ses limites aiguës, arc-boutée sur une composition querelleuse, pas même enfant gâtée mais mégère mal apprivoisée. S’il faut une comparaison straussienne, ce n’est pas la silhouette d’Oktavian (Der Rosenkavalier) que l’on devine derrière ces phrases heurtées et ces cris de colère, mais davantage La Teinturière dans La Femme sans ombre. En majordome (rôle parlé), Johannes Klama jappe ses ordres. Le maître de ballet (Kevin Conners) s’étrangle. La Prima Donna d’Amber Wagner se présente moins diva capricieuse que tenancière de tripot. Un cran en dessous de ses partenaires en termes de projection, Zerbinette (Brenda Rae) essaie de se faire entendre. Jonas Kaufmann ne fait donc que traverser la scène. A en croire les petits rires qui secouent sporadiquement la salle, une partie du public découvre l’œuvre. Il faut tout le soin porté au texte par le maître de musique de Markus Eiche et la baguette arachnéenne de Kirill Petrenko pour prendre son mal en patience.
La situation s’améliore nettement après l’entracte. La direction d’orchestre demeure remarquable, plus analytique que lyrique – et en ce sens, on peut rester sur sa faim – mais le degré de transparence atteint ouvre des perspectives vertigineuses. Amber Wagner s’empare du rôle d’Ariane d’une voix dont elle peut enfin exposer l’opulence, dans une approche sans doute très différente de ce qu’aurait proposé Anja Harteros (qu’elle a été appelée à remplacer il y a un mois), davantage wagnérienne compte tenu de l’ampleur du chant, impressionnante par le volume et par le rayonnement d’un aigu dont la soprano américaine sait doser l’intensité. Tout n’est pas gagné cependant. Le trio des nymphes sur lequel Anna Virovlansky (Echo) verse un filet de vinaigre cherche son point de fusion. Mené par l’Arlequin mal assuré d’Elliot Madore, le quatuor des comédiens danse sur un pied trop léger que l’arrivée de Zerbinette ne parvient pas à raffermir. Il faut les hautes voltiges de son numéro de chant pour que Brenda Rae rafle la mise. Et comment ! Autant la voix avait paru jusque-là en retrait, autant elle sidère par la précision des figures virtuoses dessinées d’une pointe fine. La salle se répand en applaudissements et lorsque Jonas Kaufmann enfin paraît, il ne lui reste plus qu’à transformer l’essai. Le rôle de Bacchus, on l’a dit, est ingrat. Le ténor le connaît pour l’avoir déjà interprété. Il en déjoue les pièges, surmonte les tensions d’un timbre toujours sombre et ardent pour apporter au texte les nuances nécessaires dès que l’écriture le lui permet. Et quand bien même on le sent parfois en danger, le magnétisme de sa présence suffit à rassurer. Sans toucher au triomphe, c’est un nouveau succès à porter au crédit du chanteur le plus adulé de la planète lyrique. Retransmission de cette Ariane à Naxos le vendredi 23 octobre 2015 sur le site du Bayerische Staatsoper, en version scénique mais sans Jonas Kaufmann.