Impossible de ne pas songer au Monde d’hier de Stefan Zweig quand on séjourne dans une de ces villes sépia de l’ancien empire austro-hongrois. Prenez par exemple Prague et son Opéra des Etats édifié à la fin du XIXe siècle par les colons germaniques pour supplanter le Théâtre national tchèque. Aujourd’hui comme hier, on y joue Rigoletto plus ou moins de la même manière, en tailladant la partition, comme si le renouveau baroque n’avait entre-temps érigé en principe le respect musicologique. Certains airs sont écourtés, les ensembles abrégés et la cabalette du Duc carrément supprimée.
Aujourd’hui comme hier, on s’en tient au livret dans des costumes néo-renaissance que l’on aurait pu louer rue du Faubourg-Montmartre, dans des décors de carton-pâte astucieusement placés sur une tournette pour pouvoir figurer en un même tableau les différents lieux de l’action. Aujourd’hui comme hier, on ne se préoccupe ni de théâtre, ni de mouvement. Monterone profère sa malédiction droit comme un piquet au milieu des choristes immobiles. Le rapt de Gilda parait toujours aussi invraisemblable. Les courtisans écoutent pétrifiés les supplications de Rigoletto, agenouillé face au public. Ni Chéreau, ni Lavelli, ni même Visconti ne semblent avoir influencé la mise en scène de Karel Jernek, qui leur est pourtant postérieure (1988).
© Státní opery
Aujourd’hui comme hier, on chante plutôt bien, du moins en ce qui concerne le ténor et la soprano, sans se préoccuper cependant de la filiation subsistant dans Rigoletto entre Verdi et ses prédécesseurs italiens. Originaire du Japon, Yukiko Šrejmová Kinjo fait partie des solistes de l’Opéra de Prague. La couleur bleutée, l’agilité, la pureté, la précision d’un « Caro nome » finement ciselé mais dépourvu d’effets belcantistes laissent d’abord supposer une Gilda colorature, comme on les aimait hier plus qu’aujourd’hui. L’ampleur dramatique assumée dans les deux derniers actes relativise cette impression de légèreté sans altérer la fraîcheur de la composition. Tomáš Juhás ne s’embarrasse pas d’élégance. La cadence de « la donna é mobile » est prise à la hussarde. Que Mantoue soit un goujat n’est pas dérangeant si la séduction et l’insolence vocales pallient les écarts de style, ce qui est le cas de ce jeune chanteur slovaque, suffisamment méritant pour avoir été plusieurs fois invité à passer à l’Ouest, à Paris notamment dans De la maison des morts. Mieux, après un « Questa o quella » timide, ce Duc gagne en assurance et en projection tout en continuant de soigner la ligne et en préservant l’égalité de la voix. On a plus de mal à adhérer à la proposition de Ján Ďurčo, Rigoletto accablé, pour ne pas dire fatigué, montrant son meilleur visage dans la cantilène quand la violence du personnage le trouve à court de mordant, d’aigu et d’arguments. Il ne suffit pas de boiter pour jouer les bouffons.
Aujourd’hui comme hier, le reste de la distribution est inégal, du Monterone trémulant de Miloš Horák à la Maddalena affriolante d’Andrea Tögel Kalivodová. Déchaîné au troisième acte, comme il se doit, avec un chœur justement tempétueux, Richard Hein fait souvent de l’accompagnement orchestral un gigantesque orgue de Barbarie, comme autrefois lorsque les musiciens des rues jouaient « la donna é mobile » sur des places pavées à l’ombre des palais. Nostalgie ou charme ineffable d’une époque miraculeusement préservée ? Si l’opéra n’était un art vivant, il faudrait inscrire une telle soirée au patrimoine mondial de l’humanité.