Dès ses débuts en tant que chef d’orchestre, René Jacobs a défendu Don Chisciotte in Sierra Morena, œuvre comique devenue la plus célèbre de son auteur, Franscesco Bartolomeo Conti. Après Innsbruck, Beaune, Vienne, Amsterdam et Bruxelles, le chevalier à la triste figure erre enfin à Paris. Il suffit de jeter un œil sur les stars baroques que Jacobs a convoquées au gré des reprises (Nicolas Rivenq, Olga Pasichnyk, Rosemary Joshua, Franco Fagioli, Bejun Metha, Inga Kalna, Sunhae Im, Judith van Wanroij…) pour s’apercevoir qu’en fait d’œuvre comique, ce Don Chisciotte est une œuvre retorse techniquement. Les librettistes (Zeno puis Pariati) proposent une action bien construite où les personnages voguent constamment de la farce au désespoir, où leur absence d’univocité (Dorotea abandonnée qui accepte cependant de jouer une farce) nous les rend très proches et où le retour à la réalité de Quichotte fait écho au retour à la paix des couples avec l’abandon des fantasmes de Fernando. Si mélodiquement on n’y trouve rien de notable, c’est surtout que la musique de Conti brille avant tout par son orchestration inventive et sa verve époustouflante. Comme toujours avec Jacobs, on ne sait dans quelle mesure c’est le chef ou le compositeur que l’on doit louer, mais le résultat est vraiment splendide. Au-delà des audaces rythmiques, de l’épais tissu harmonique, des curiosités d’orchestration et des airs virtuoses où qualité de vocalisation, large ambitus et sens aigu de la prosodie sont nécessaires, c’est surtout l’à-propos dramatique de cette musique qui surprend, avec pour paradigme les scènes concluant l’acte II et le IV, scènes bouffonnes où Sancho Pança tente de se soustraire au désir de la servante Maritorne au son des folies d’Espagne. Dans tous les opéras de l’époque, ces intermezzi auraient été traités de façon dégradée, très théâtrale mais avec un matériel orchestral réduit, transformant la scène en tréteaux de foire. Ici l’orchestre est plus rutilant que jamais et ces scènes n’ont rien d’isolé car elles font écho à la figure comique du héros et au déguisement burlesque de Dorotea en reine Micomicona.
Malgré toutes les qualités de l’équipe artistique ce soir et la mise en espace astucieuse (la joueuse de castagnettes qui court après et semble arbitrer la lutte entre Sancho et Maritorne), commençons par regretter l’absence de mise en scène, réellement dommageable à l’acte I (le plus laborieux car il expose une histoire complexe), à plusieurs scènes (Don Quichotte accroché à la balustrade) et aux récitatifs qui sonnent comme un orchestre privé de son continuo. A cause de cela, l’œuvre, pourtant déjà très coupée, a pu sembler longuette à certains ce soir (plus de 3 heures).
Autre déception, mais plus légère, l’orchestre. Pour animer cette tragicomédie, il faut qu’il surgisse à chaque instant. Etait-ce l’acoustique de la salle, l’isolement de la basse continue à cour et le fait qu’ils n’ont pas joué cette œuvre souvent, nous avons trouvé le B’Rock Orchestra trop lisse à l’ouverture, plus animé par la suite, toujours parfaitement tenu et avec des couleurs splendides, notamment dans les lamenti mais gardant toujours une prudente réserve quand les chanteurs brûlaient autrement les planches. C’est sans doute dû également à notre fréquentation des retransmissions radio de la même œuvre où l’Akademie für Alte Musik de Berlin éclate à chaque mesure.
Le plateau vocal était en revanche extraordinaire, et nos réticences face à certains chanteurs tiennent plus d’un goût personnel que de la critique objective : tous jouent et investissent aussi bien récitatifs qu’airs avec une énergie débordante, et n’escamotent jamais les partitions au prix d’un histrionisme renforcé. Si Dominique Visse a parfois du mal à se faire entendre dans les passages vocalisants du barbier Rigo, sa présence comico-acide est toujours aussi réjouissante. Même enthousiasme pour l’aubergiste de Fulvio Betttini et la libidineuse servante d’Angelique Noldus. En Ordogno, Giulia Semenzato compense un timbre ingrat par une vocalisation extrêmement agile et une bouffonnerie très efficace lors du duel entre Quichotte et Pandafilando. Johannes Chum chante un Lope très propre mais un peu trop sage, son déguisement de curé et la partition très classique car contrapuntique de ses airs l’y invitent aussi. Marcos Fink quant à lui est un récitativiste très en forme, son Sancho Pança verse un peu trop dans le stéréotype et on aurait aimé plus de finesse psychologique dans certaines phrases, mais cela reste remarquable.
Notre quatuor amoureux se compose intelligemment de deux contre-ténors que tout oppose. A Christophe Dumaux, le traître, l’émission serrée et les graves de velours ; sa technique est mise à rude épreuve dans son air de doute au IV, mais sa hargne tremblante le distingue et l’ennoblit à chaque note. A Lawrence Zazzo, le fou revenu à la raison, le moelleux du timbre et les aigus puissants ; on aurait aimé une folie plus exubérante mais son duo avec Lucinda doit l’essentiel de sa réussite à sa science de l’élégiaque. Côté féminin, nous avons été surpris par Sophie Karthäuser, dont la voix a beaucoup gagné en densité et en focalisation ; même si nous sommes toujours peu sensible à cette saturation harmonique immédiate au-dessus du medium, il faut reconnaitre la robustesse de sa technique et la clarté de son élocution. La découverte de la soirée fut sans aucun doute la Dorotea d’Anett Fritsch : certes sa vocalisation manque beaucoup de précision mais la voix est ample et généreuse, parfaitement projetée et elle entretient magnifiquement l’ambiguïté d’un personnage dont on ne sait jamais si les plaintes sont celles, feintes, de la reine Micomicona ou celles, authentiques, de Dorotea abandonnée par son amant.
Enfin à Stephane Degout revient le rôle éponyme : on a tellement peu l’occasion de l’entendre dans le répertoire baroque ces dernières années que nous ne bouderons pas le plaisir d’entendre une voix si puissante et saine dans cette musique (ses deux airs de l’acte IV sont stupéfiants, notamment le premier avec ses graves abyssaux qu’il n’évite jamais). Alors certes il a parfois tendance à pousser le volume plus que le raffinement psychologique pour impressionner, et en lieu et place d’un chevalier ridicule il nous semble souvent entendre un noble magicien haendelien, mais souvenons-nous que le rôle fut créé par rien moins que le baryténor Borosini, celui-là même qui fut le Tamerlano surhumain de Handel.
Comme il y a hélas peu de chances que ce chef-d’œuvre paraisse jamais au disque, louons une fois de plus Youtube de pallier cette absence !