Voilà un spectacle rafraîchissant, alerte et plaisant. Aussi touchant et désuet qu’un film de Méliès, Le Roi Carotte d’Offenbach se situe entre fête foraine, fable philosophique et conte fantastique. Sur scène, on en voit de toutes les couleurs : les costumes et les décors émerveillent, l’ingénuité des personnages fait sourire. Venant à point en cette fin d’année, pour tous, et aussi pour emmener les plus petits à l’opéra sans préjudice d’un second degré pour les plus grands, l’œuvre ne s’embarrasse pas d’un excès de lyrisme ou de pathos.
Visuellement, c’est un enchantement que cette succession de saynètes qui nous entraînent dans le sillage des aventures du roi Fridolin XXIV de Krokodyne, créées au lendemain de la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Offenbach y déploie son art du pastiche musical sur un livret de Victorien Sardou, habilement adapté par Agathe Mélinand, qui multiplie jusqu’à l’absurde les anachronismes et les coq-à-l’âne. Inspiré au départ par un conte d’Hoffmann, Petit Zacharie, appelé Cinabre (dont le personnage constitue le thème de la Chanson de Kleinzach dans Les Contes d’Hoffmann), le livret s’éloigne rapidement de cet univers fantastique pour mêler à la parodie d’un conte de fées revisité (les amours d’une Cunégonde délurée avec le prince déguisé en étudiant) l’histoire de la destitution du roi supplanté par une carotte et sa cour composée de navets, betteraves et radis. Grotesques et effrayantes, ces racines libérées par la sorcière Coloquinte expriment les aspirations les plus profondes ou les pulsions les plus enfouies, tandis que le prince, aidé par le génie Robin-Luron et Rosée du Soir, jeune fille prisonnière d’une sorcière mais libérée par le génie grâce à un peloton de soie, se rend à Pompéi (grâce à une lampe magique) pour y retrouver l’anneau de Salomon. Sans raison particulière, mais pour le plus grand plaisir du spectateur, la petite troupe se retrouve dans la campagne, au milieu des mouches, abeilles, bourdons, cigales et fourmis, poursuivant son voyage au pays des merveilles. Enfin, leur retour vient mettre un terme au règne tyrannique du roi Carotte, conspué après avoir été acclamé par la foule, retournant à la terre dans le livret original, passé à la moulinette géante dans la mise en scène inventive, haute en couleurs, drôle et touchante à la fois de Laurent Pelly.
Cette moulinette finale est d’ailleurs la métaphore de l’œuvre : sans atteindre aux sommets de La Vie parisienne, elle accumule les clichés pour les déconstruire, recyclant un grand nombre de thèmes et de recettes, sans toutefois délivrer d’émotions plus profondes.
Grand succès scénique, donc, on l’aura compris, cet « opéra-bouffe féerie », dont la version originale en quatre actes durait six heures, donné ici dans la version réduite à trois actes qui occupe déjà confortablement la soirée, présente un florilège de toutes les facettes musicales d’Offenbach. L’ouverture ressemble plus à une parade de foire qu’à un prélude d’opéra, mais les duos entre Fridolin et Cunégonde jouent sur la parodie de l’opéra, le figuralisme musical est omniprésent, dans les grincements de portes ou de dents, dans les bourdonnements des insectes, dans le fracas des armures. On ne peut qu’éprouver la plus grande admiration pour les décors de Chantal Thomas, ces livres immenses d’où sortent les personnages, ces bibliothèques qui pivotent sur elles-mêmes pour ouvrir les espaces de l’imaginaire, les cageots et cagettes du nouveau mobilier imposé au palais par le roi Carotte, la reconstitution d’un Pompéi antique donnant lieu à des tableaux vivants hilarants. Tout cela rehaussé par les lumières de Joël Adam (très belle éruption du Vésuve, entre autres) et par les costumes magnifiques imaginés par Laurent Pelly, donnant aux tubercules une présence dramatique absolument saisissante.
Victor Aviat dirige avec vivacité et entrain une partition riche en contrastes, qui doit ménager la surprise et souligner les effusions sentimentales avant de les tourner en dérision. L’Orchestre de l’Opéra de Lyon excelle dans cet exercice, tout autant que les Chœurs, aussi précis et justes dans leur chant que dans leur jeu scénique. Tout au plus regrettera-t-on quelques décalages, parfois, avec l’orchestre, petits problèmes de mesure qui n’ont pas toujours épargné non plus les solistes.
La mezzo-soprano Julie Boulianne est un Robin-Luron bondissant, à la voix claire et souple, rendant pleinement justice à l’allusion au Puck du Songe d’une nuit d’été (nommé aussi Robin Goodfellow), tandis que Yann Beuron donne au roi Fridolin XXIV l’équilibre d’une voix épanouie, dotée d’une belle projection et d’une diction parfaite, permettant de suivre le texte des airs autant que les passages parlés.
Son rival le roi Carotte est incarné par le ténor Christophe Mortagne, qui passe progressivement de l’onomatopée à l’expression la plus déliée, parfaitement convaincant dans son rôle de composition et son costume à la fois fantastique et très réaliste (avec ses filaments au bout des mains !). Parmi le personnel politique qui sort apeuré d’une armoire géante, Jean-Sébastien Bou réussit à donner présence à l’inconsistant Pipertrunck, « chef de la police et des mystères », le baryton Boris Grappe incarne dignement Truck, « grand nécromancien de la couronne ».
On saluera particulièrement Antoinette Dennefeld, Cunégonde qui passe avec aisance de la vulgarité à la romance – son duo avec Fridolin, dans lequel elle feint de l’aimer pour mieux lui arracher son anneau, est peut-être le passage où affleure le plus, paradoxalement, l’émotion exprimée par le chant et la musique. Voix claire, inflexions subtiles, la soprano Chloé Briot, qui interprète Rosée du Soir, l’amour authentique sortant de son cachot, distille quelques moments de grâce. Tous les autres chanteurs, dans de nombreux rôles, contribuent à faire de ce spectacle un ensemble proprement féerique et fort distrayant.