Le Teatro Real de Madrid semble avoir le vent en poupe malgré la tempête économique et politique qui secoue le monde actuel. Pour clore 2015 — avant d’entamer deux années de célébration à l’occasion du bicentenaire de sa fondation en 1818 — il a choisi de créer un choc en présentant dans une triple distribution la puissante production de Rigoletto par David McVicar créée à Londres en 2001, plusieurs fois reprises, et qu’un DVD Opus Arte a contribué à faire largement connaître.
À travers l’orgie sexuelle d’une crudité presque insoutenable qu’il impose sur un rythme littéralement endiablé, le metteur-en-scène écossais exhibe sans retenue la cruauté et les bassesses qui peuvent se trouver dans la nature humaine. Si la noirceur de l’œuvre est ici poussée à l’extrême, la direction d’acteurs témoigne d’une étude psychologique approfondie qui rend les personnages crédibles et attachants. Alors que le dévergondage effréné des courtisans de l’époque témoigne de leur mépris des femmes, l’amour paternel et filial, l’éveil du sentiment amoureux et le désir fou qu’il est susceptible d’inspirer à une toute jeune-fille sont traités avec une rare délicatesse.
Au service de la partition et du livret, le saisissant dispositif scénique pivotant — sans surcharge d’accessoires inutiles — favorise la tension voulue pour que musique et action se conjuguent en symbiose. De l’explosive irruption des nombreux courtisans, serviteurs, hallebardiers, succédant au bref prélude qui introduit le thème de la malédiction, jusqu’ à la poignante scène finale où amour et mort se confondent, le drame se déroule à un train d’enfer. Les lumières expertes de Paule Constable exploitent savamment les clairs-obscurs. Les somptueux costumes de Tanya McCallin inspirés des peintures sensuelles de Caravaggio en accord avec l’époque choisie par Verdi, rendent le spectacle fort agréable à l’œil et réussissent à montrer sans vulgarité excessive les scènes les plus égrillardes.
Attentive au chant, la direction musicale de Nicola Luisotti sait aussi galvaniser les forces chorales et orchestrales du Teatro Real pour exécuter une musique aux univers sonores contrastés en suivant le fil rouge harmonique de ce mélodrame ambigu et complexe, lourd de signification. Et, avant que l’horrible dénouement ne s’accomplisse, les magnifiques duos et mémorables arias s’enchaînent jusqu’au sublime quatuor du troisième acte.
Luca Salsi (Rigoletto) Lisette Oropesa (Gilda) © Javier del Real
Dans les deux distributions entendues, tous les chanteurs sont à la hauteur de leur rôle. Tant le jeune baryton argentin Fernando Radó dans la tonitruante apparition de Monterone, qu’Andrea Mastroni qui interprète Sparafucile avec une voix de basse sonore et une désinvolture assez inhabituelle dans ce personnage. Sensuelles et bien chantantes, les deux Maddelena, Justina Gringyte et Barbara di Castri, font à peu près jeu égal, avec un léger avantage pour la seconde dont la voix possède des couleurs plus chaudes et plus variées.
Avec sa technique belcantiste admirablement maîtrisée (portamenti, trilles, legato…), Olga Peretyatko se montre très attrayante vocalement et physiquement dans Gilda. Tandis que le chant et la fraîcheur de Lisette Oropesa sont infiniment émouvants. La pureté du timbre et la sensibilité à fleur de peau de la soprano américaine font merveille dans ses duos avec Rigoletto et le Duc, pour culminer, après le frisson de son premier baiser, dans un « Gualtier Maldè » d’une exceptionnelle beauté. Ensuite, par son héroïque sacrifice pour sauver celui qu’elle aime, Opresa achèvera de nous faire chavirer pendant les derniers instants où s’accomplit la malédiction tant redoutée par son père.
Dans le Duc de Mantoue, Stephen Costello possède la prestance indispensable et le timbre clair et mordant pour chanter brillamment le premier acte, mais dans les scènes de séduction et de libertinage, comme le magnifique duo « Addio… speranza ed anima » ou « Bella figlia dell’amore ». on penche pour la voix enjôleuse et l’entregent de Piero Pietri. Les deux ténors chantent très correctement « La donna è mobile », tube récurrent de la partition, sans toutefois enflammer le public madrilène.
Avec sa carapace luisante, son casque hérissé d’épines et ses deux longs bâtons noueux, le Rigoletto de cette production prend une étonnante silhouette de gros insecte. Certainement un défi pour l’interprète de parvenir à apprivoiser un tel costume. L’un et l’autre de ces jeunes barytons sont novices dans ce rôle tourmenté, souvent quasi-parlante, qui requiert avant tout un talent d’acteur. Le baryton espagnol, Juan Jesús Rodríguez possède de solides moyens vocaux qui le servent dans les accès de violence et de désespoir. Manquant quelque peu de lyrisme, il tire cependant très correctement son épingle du jeu. Pour Luca Salsi, il s’agit d’une prise de rôle. La manière dont il habite avec une démarche animale cet étrange costume de bouffon, son engagement dramatique vis-à-vis de ses partenaires, les nuances apportées à son chant afin de faire vivre ce personnage d’une grande complexité psychologique… sont autant de qualités qui démontrent que le baryton italien pourrait bien avoir l’étoffe d’un excellent Rigoletto.