Une grosse quinzaine de messes exécutées sous l’autorité du si détesté archevêque Colloredo dans les années de prime jeunesse, un Requiem d’outre-tombe aux dernières semaines de sa brève existence ; entre ces deux extrémités, Mozart a laissé, avec la Grande Messe en ut mineur, un autre chef d’oeuvre inachevé et entouré de mystères.
Car au sein d’un corpus rythmé par les commandes, cette partition votive, destinée à hâter la guérison de Constance Weber, future madame Mozart et créatrice de la partie soprano, se distingue par « l’obligation morale » que représentait son achèvement, selon la formule du compositeur lui-même, abandonnée au détour d’une lettre. Finir la Grande Messe, ce n’était pas un ordre, c’était un devoir. Mais si prompt à répondre aux demandes de mécènes ou de commanditaires, Mozart s’arrêtera pourtant aux trois quarts du chemin qu’il s’était promis de poursuivre jusqu’à son terme.
Inachevée, cette œuvre n’a cependant rien d’inabouti : en 1782, Mozart est déjà entré dans une maturité musicale stupéfiante. C’est l’époque où il se lance dans la composition des six Quatuors à cordes dédiés à Haydn, où il montre, avec la Haffner, une souveraine maîtrise de la symphonie que ne feront que confirmer les numéros suivants, où il entame également un cycle lyrique prodigieux. Idoménée est déjà derrière lui, L’Enlèvement au Sérail est d’actualité, et c’est vers une autre Constance, celle de « Martern aller arten » et de « Traurigkeit », que vogue l’esprit de l’auditeur quand son oreille entend le saut d’octave de la soprano dans le « Kyrie » introductif de la Messe, et le souffle infini que lui demandent les courbes d’ « Et Incarnatus est ».
Opératique par bien des aspects, la Grande Messe n’affiche pourtant aucune virtuosité gratuite : l’introduction, qui ressemble à une marche funèbre, appelle déjà le prochain Requiem, et les chœurs se souviennent de Bach et de Haendel, passionnément déchiffrés par Mozart ces années-là.
Une affiche réunissant John Eliot Gardiner et ses English Baroque Soloists garantissait, a priori, qu’il soit rendu justice à ce glorieux héritage. Mais ce baroque-là n’a rien de fantasque ni d’extravagant : c’est avec une art consommé du phrasé et des équilibres, une science toute dosée des contrastes, un sens aigu des équilibres et de la respiration, que cette Messe avance. Dramatiser plus que de raison le « Qui tollis » ou le « Sanctus » n’est pas la marque d’une lecture qui progresse sans hâte et rayonne sans excès, sereine quant à l’éclat final de son aboutissement.
Et quel éclat ! Chaque trait des cordes fuse avec le plus grand naturel, chaque intervention des bois et des cuivres apporte de nouvelles couleurs à l’ensemble. Le Monteverdi Choir ne détonne pas, qui justifie à chaque réplique sa réputation d’excellence : pour ce répertoire, on ne peut rêver plus abouti… Dans ce cadre, les solistes semblent plus modestes ? Qu’importe : Amanda Forsythe a assez de grâce pour faire régner, tout au long de « Et incarnatus est », un silence recueilli, et Hannah Morrison, qui hérite de l’élégiaque « Laudamus te », lui apporte dans « Domine deus » une réplique rigoureuse. À peine plus anonymes, mais pas moins musicaux, nous ont semblé les hommes, issus des rangs des choristes.
Cette interprétation si fine, Gardiner la mène sans avoir l’air d’y toucher, comme un vieux maître au sommet de son art. À le voir diriger, minutieux et impassible, même avec une battue qui suscite l’expressivité davantage qu’elle donne la mesure, on le prendrait presque pour Karl Böhm. O tempora, o mores : les Karl Böhm, d’aujourd’hui, alors qu’Harnoncourt annonce sa retraite, sont ces chefs, partout imités, qui ont en pionniers escaladé les collines du Baroque pour y surplomber tous les répertoires ultérieurs. Baroque, leur style est pourtant devenu un classique, à l’image, avant l’entracte, d’une Quarantième Symphonie pleine de sève et de bouillonnements, mais en même temps apaisée et souverainement maîtrisée. Et certaines de leurs interprétations, comme celles de ce soir, appartiennent déjà à l’Histoire.