Créée à Zürich en 2011, vue à Vienne en 2013, la production de Patrice Caurier et Moshe Leiser transpose astucieusement l’ouvrage de l’époque des croisades à celle de la Guerre d’Algérie dans les décors d’une ville de garnison. Au premier acte, Ory est un curé aveugle en soutane vivant dans une simple caravane (dont l’intérieur évoque plutôt une boîte de nuit) installée sur un terrain vague et où il « honore » les femmes esseulées. Isolier et le Gouverneur arrivent en jeep en costumes militaires, Adèle en deux chevaux. L’humour est un peu gras, mais la grivoiserie du sujet s’y prête : le chemisier d’Adèle explose à la seule évocation d’Isolier, Ory redistribue la lingerie fine oubliée dans sa caravane, etc. Ici, pas d’ambiguïté : c’est du lourd ! Une incongruité à signaler : Isolier séduit la Comtesse dès la première partie, ce qui rend inutile ses ruses ultérieures. Au second acte, nous sommes dans un immense salon : papier peint ancien, télévision noir et blanc, napperons, etc., une esthétique désormais sans surprise avec cette équipe. L’orgie bachique est très réussie, le trio final l’est moins, plutôt prosaïque, alors que la mise en scène de Bartlett Sher au Met produisait un résultat …. troublant. A ces détails près, on passe une excellente soirée car le travail théâtral est réglé comme une horloge, aucun participant n’étant oublié.
Dans le rôle titre, Edgardo Rocha prend la relève de Javier Camarena, avec un peu moins de brio mais plus de folie. La voix a gagné en projection, ses suraigus sont spectaculaires et les vocalises impeccables. Mais c’est surtout scéniquement que le chanteur explose en exploitant à fond les gags les plus grivois de la mise en scène. Impossible de ne pas rire à la scène « de la baguette » (dont on vous laissera imaginer ce qu’elle symbolise) tellement « énorme » qu’elle finit par emporter l’adhésion quand elle est ainsi surjouée. Ajoutons que le français du chanteur est excellent. Comme en 2011, Cecilia Bartoli reprend le rôle de la Comtesse Adèle. Un choix de répertoire étonnant : l’œuvre a été créé par Laure Cinti-Damoreau dont la typologie vocale était celle d’une Annick Massis. Cinti-Damoreau a d’ailleurs créé (entre autres) Isabelle dans Robert le Diable, Pamyra dans Le Siège de Corinthe, Mathilde dans Guillaume Tell ou la Comtesse de Folleville dans Il viaggio a Reims (vocalement, une partition quasi identique à cele d’Adèle)… des rôles où l’on n’imagine pas une seconde la cantatrice romaine ! Depuis ces dernières années, nous avons d’ailleurs essentiellement entendu des sopranos coloratures se confronter à cette partition : Diana Damrau puis Pretty Yende au Met, Annick Massis à Marseille, Désirée Rancatore à Lyon … Avec Bartoli, pas de contre-notes spectaculaires : la chanteuse reste essentiellement dans une tessiture centrale. La vocalisation ultra rapide est en revanche brillante, quoique manquant un peu de folie, et la voix un peu fluette. C’est surtout scéniquement que Bartoli nous convainc, en campant un personnage comique de premier plan, sans vulgarité, avec beaucoup d’intelligence dans la coloration des mots. Par exemple, dans son duo du second acte (avec Ory déguisé en sœur Colette), Adèle doit répèter plusieurs fois les mêmes phrases, ce qu’elle fait différemment à chaque fois. Puisqu’Adèle est confiée à un mezzo plutôt qu’à un soprano, pourquoi ne pas faire l’inverse avec Isolier ? La jeune Rebeca Olvera se tire fort bien de son rôle avec un timbre fruité, une voix bien projetée à défaut d’être puissante et une caractérisation dramatique excellente. Enfin, son français est très correct. Une artiste intéressante, assurément à suivre, moins pour la qualité intrinsèque du matériau vocal que pour son talent si rare de séduction immédiate. Sans être indignes, le Gouverneur de Roberto Lorenzi et le Raimbaud d’Oliver Widmer ne se situent pas aux mêmes niveaux. Les timbres sont un peu impersonnels, la vocalisation rapide mais insuffisamment projetée, l’articulation un rien pâteuse. Or, la maîtrise du chant syllabique, typique du genre bouffe, impose de chanter le plus vite possible tout en étant entendu (et compris) parfaitement dans la salle. Le reste de la distribution compte beaucoup de membres du « studio » de l’Opéra de Zürich, tous d’un excellent niveau (à titre d’exemple, on rappellera que Javier Camarena est issue de cette formation).
Comme toujours, Jean-Christophe Spinosi multiplie les contrastes rythmiques : les coups de cymbales, les cuivres pétaradants succèdent aux ralentissements les plus élégiaques, et inversement. Par la grâce de l’orchestre La Scintilla, les aspérités et approximations auxquelles nous sommes habituées avec l’Ensemble Matheus disparaissent, sans que la sonorité si typique du chef français n’en pâtisse fondamentalement. Au rideau final, le public fait un accueil chaleureux à l’ensemble des interprètes, ravi de ce moment de bonne humeur sans prétention.