De saison en saison, l’Opéra de Lyon se distingue par sa créativité et son engagement. Le Festival pour l’Humanité qui s’y déroule en ce moment en donne une nouvelle fois la mesure. L’ouverture eut lieu le 15 mars avec la création mondiale de l’opéra Benjamin, dernière nuit de Michel Tabachnik et Régis Debray. Amis de toujours, liés par les épreuves – procès long et dramatique pour l’un, détention et torture pour l’autre – et chercheurs infatigables de « sens » – aux événements, à l’Histoire, à leur propre vie –, ils signent ici une œuvre de forme atypique, inspirée du destin du philosophe allemand Walter Benjamin. D’origine juive, né à Berlin en 1892, Benjamin se suicida dans la nuit du 25 au 26 septembre 1940 à Port-Bou, à la frontière franco-espagnole, d’où il tentait de rejoindre les Etats-Unis, fuyant une Europe où il ne trouvait plus sa place. Pas de menace directe – n’étaient les tracasseries administratives –, rien qu’une fin de parcours pour un réfugié de la pensée, épuisé par l’errance, la solitude, l’absurdité. Entre le moment où il avale sa morphine et celui où l’aubergiste découvre le corps, Benjamin retrouve un à un les personnages qui l’ont marqué – son grand amour, Asja Lacis, Arthur Koestler (devenu légionnaire), Gershom Sholem (son frère en judaïsme), Bertolt Brecht, André Gide, Hannah Arendt, Max Horkheimer… En quatorze scènes, les rétroactes du désastre – personnel autant qu’historique – seront passés en revue, jusqu’à ce moment ultime où tous les amis se rassembleront autour du philosophe pour l’accueillir fraternellement dans leur improbable panthéon.
Un sujet fort et prémonitoire (alors que l’opéra, commandé en 2011 par l’Opéra de Lyon, est terminé depuis près de deux ans), bourré de références instructives et forçant à une réflexion sur l’actualité. Qui dit mieux ? Le problème, on s’en rendra compte rapidement, est qu’il y a trop dans ce livret : trop de texte, trop de noms propres, trop de savoir, trop de contraintes, d’autant que Régis Debray a opté pour une langue « musicale », partiellement versifiée, et surchargée d’onomatopées. Même à la lecture, ce texte donne le tournis. Pour en faire une histoire qui avance et non un monument mis en musique, il a fallu trouver des systèmes d’accélération : dédoublement du rôle principal en rôle parlé et rôle chanté, recours au théâtre parlé pour tout ce qui concerne le présent (les circonstances de la mort de Benjamin) et, côté passé, côté musique, joyeux empilement des thèmes, des chœurs, des musiques enregistrées et des solos. Parfois ça passe, parfois ça casse.
© Stofleth / Opéra national de Lyon
La musique de Michel Tabachnik, en effet, est dense, plus flatteuse pour l’orchestre – toujours luxuriant et expressif – que pour les voix qui, souvent chez lui, doivent lutter contre la puissance des instruments. A cet égard, certains passages de Benjamin sont soulants, telle la rencontre avec Bertold Brecht dans le cabaret berlinois, où toutes les couches sont superposées, l’orchestre populaire, les chanteuses, les solistes, la radio, bientôt les chants nazis, tout le monde hurle, cogne, tape, on n’a pas le choix, on est dans le bain, c’est dur.
Mais Tabachnik sait jusqu’où il peut aller trop loin : avant le cabaret berlinois, la rencontre avec l’ami Gershom Sholem s’était ouverte sur l’appel poignant des shofars et avait baigné dans les chants de l’Espagne séfarade, lointains et ensoleillés ; et après le cabaret, la rencontre avec Gide se fera au son d’un prélude de Chopin… Si la belle Asja Lacis (spectaculaire Michaela Kustekova) est cantonnée dans un suraigu inquiétant (avec les solistes du chœur en écho…), Hanna Arendt est dotée d’airs beaucoup plus humains, portés par le timbre chaleureux de Michaela Selinger ; et la scène finale, où retentit à nouveau l’appel du shofar, est d’une incroyable émotion.
A travers ses outrances, la production est magnifiée de bout en bout par des interprètes crédibles et perceptiblement enthousiastes, à commencer par Jean-Noël Briend et Sava Lolov, les deux tenants du rôle titre. Les chœurs de la maison, auxquels sont confiés quantités de petits rôles, sont excellents, et, à la tête d’un grand orchestre où les cuivres et les percussions sont en nombre, le chef allemand Bernhard Kontarsky atteste son aptitude à s’approprier (et les musiciens avec lui) une nouvelle partition, à lui conférer de l’élan, du naturel, entre les rafales d’énergie et les lointains sanglots.
Enfin, et on aurait pu commencer par elle, la mise en scène de John Fulljames est une réussite, elle est belle, intelligente et offre à l’œuvre une parfaite lisibilité. Tout se passe en un lieu unique, vaste et ordonné, tenant de l’entrepôt (d’objets ayant appartenu à des Juifs ?) et du cabinet de curiosité (en grand…), au centre duquel un espace scénique est délimité par un quadrilatère en tulle descendu des cintres, et pouvant accueillir des projections. En vrac : le long-playing d’où sort la voix de Charles Trenet, des images de déportation, les mains de Gide sur le clavier, des farandoles de danseuses, le mur des lamentations de Jérusalem, ou l’Angelus Novus de Paul Klee. Loin de la distraire, les images concentrent l’attention et l’enrichissent, tout en s’intégrant à l’ensemble du dispositif scénique. La direction d’acteur est millimétrée et sensible, et tout le visuel – décor, costumes, accessoires, lumières – est à la fois cadré, stylisé, esthétique, et tout vibrant de nostalgie.
La première – où le jeune public était majoritaire – a été accueillie avec enthousiasme.
Lecture complémentaire recommandable : le dernier ouvrage de Michel Tabachnik, Ma Rhapsodie, paru en 2016 chez Buchet-Chastel.