Directrice artistique du Festival de Pentecôte de Salzbourg depuis 2012, et confirmée jusqu’en 2021, Cecilia Bartoli réalise cette année un coup de maître. Pour cette édition autour du thème de Roméo et Juliette, West Side Story était certes un titre pertinent, mais bien loin du savoir-faire salzbourgeois et surtout des talents musicaux de la diva romaine qui approche la cinquantaine. Sur ce dernier point, la difficulté est habilement détournée par le metteur en scène Philip William McKinley. Dans un flashback, Maria se remémore les événements passés. Elle porte un habit de deuil. Son double joue et danse, mais c’est elle qui chante, esquissant parfois quelques pas. Parfois les deux personnages interagissent, comme lorsque la Maria d’hier se regarde dans un miroir en préparant son rendez-vous avec Tony, tandis que la Maria d’aujourd’hui la contemple de l’autre côté. A défaut d’être original, le procédé est efficace et excellemment réglé : loin d’affadir le spectacle, cette distanciation renforce au contraire l’émotion en transfigurant certains côtés bluettes en tragédie. McKinley nous conduit ainsi jusqu’à une conclusion pertinente et plus proche de l’original shakespearien : Maria se jette sous les roues du métro et rejoint son amant dans la mort.
Pour remplir l’immense scène du Manège aux rochers, George Tsypin a conçu une scénographie spectaculaire sur plusieurs niveaux. Les différents lieux de l’action sont parfaitement intégrés : bar au niveau de la scène, atelier de couture au premier étage, chambre de Maria au second, métro au fond, etc. Les panneaux mobiles dégagent ou limitent l’espace suivant les besoins : bagarres , danses ou au contraire scènes intimistes. Un gigantisme qui ne vient pas contrecarrer la fluidité, digne des spectacles les mieux rodés de Broadway. Les costumes très flashy d’Ann Hould-Ward sont esthétiquement superbes, et permettent de bien repérer les différents clans sur l’espace scénique. Excellents éclairages également de Patrick Woodroffe, variant également les ambiances en fonction du livret. Dans un tel lieu, il était indispensable de sonoriser les artistes, choses faites mais avec une relative discrétion et une parfaite spatialisation.
Cecilia Bartoli incarne une Maria un peu mûre, au timbre fruité, le chant servi par une technique impeccable. Dans ce répertoire où on ne l’attendait pas, la surprise vient surtout de la charge émotive de son interprétation, d’une grande force et d’une grande justesse. Malgré le flashback, Bartoli ne campe pas une Maria détruite par la perte de son amant, mais au contraire pleine d’espoir, animée qu’elle est par la certitude qu’elle retrouvera Tony par-delà la mort, après une ultime promenade nostalgique dans ses souvenirs. Vrai ténor d’opéra, Norman Reinhardt campe un Tony d’une parfaite musicalité, au timbre lumineux, aux aigus superbes, jouant des différents registres (voix de poitrine, voix mixte) au gré des nécessités dramatiques. Au contraire de certains artistes lyriques qui se sont épisodiquement essayés au genre, Reinhardt sait faire oublier ses origines lyriques et chanter comme un vrai artiste de musical. Excellent acteur, il ne lui manque que la jeunesse pour être véritablement crédible face à des partenaires : ici, Tony est définitivement passé dans le monde des adultes. Le reste de la distribution est dramatiquement et vocalement excellent, digne des meilleures productions de Broadway, avec en particulier l’épatante et émouvante Anita de Karen Olivo. Les ballets n’ont pas encore toute la fluidité souhaitée, mais nul doute qu’ils seront parfaits pour la reprise de cette été.
Le choix de Gustavo Dudamel et de l’Orchestre Simón Bolívar est un autre coup de génie. Jamais cette partition n’aura été dirigée avec une telle fièvre, un tel rythme, de telles couleurs : la rigueur d’un orchestre symphonique allié au brio d’une formation latino. Surtout, Dudamel va chercher dans cette partition des sonorités, des dissonances, des effets qu’on n’avait jamais entendu auparavant (extraordinaire introduction d' »America », méconnaissable). Et cette recherche n’est jamais au détriment du théâtre et des chanteurs : avec Dudamel, c’est toute une équipe qui est fédérée au service de la musique.