En cette fin de festival Rossini 2016, c’est une invitation dans le répertoire d’Adolphe Nourrit que propose Michael Spyres, une voix que nous chérissons depuis sa découverte en 2008 à Bad Wilbad dans le rôle d’Otello.
Bien qu’aucune trace sonore de la voix puissante de Nourrit n’ait pu être enregistrée à son époque, les écrits de ses contemporains nous donnent une idée de la chaleur de son émission et du velouté de son timbre. Le fulgurant parcours de cet artiste mythique compte parmi les plus impressionants de l’histoire de l’art lyrique. Au-delà de son talent d’interprète, il était extrêmement cultivé, grand pédagogue, écrivain… ; il collaborait avec les compositeurs qui écoutaient volontiers ses conseils. Rossini, lui-même, le vénérait. Après avoir occupé la première place à l’Opéra de Paris, pendant dix ans (de1826 à 1836), la concurrence de Duprez lui fut insupportable et Nourrit décida d’aller chercher en Italie la technique de l’émission en voix de poitrine auprès de Donizetti. Voyant la gloire l’abandonner, il s’est défenestré par désespoir à 37 ans à Naples.
Avec sa carrure athlétique, son léger embonpoint, son visage poupin néanmoins viril, son regard franc et malicieux et sa bouche ronde au sourire charmeur, Michael Spyres, ne ressemble guère à Nourrit. C’est en queue de pie, portée sur gilet empesé, chemise à col cassé et nœud papillon blancs, qu’il se présente au public du Teatro Rossini. Attiré par les rôles du grand ténor français, il les a travaillés à son tour selon les règles que celui-ci s’imposait et préconisait : économie gestuelle et souci d’expression. Toujours puissamment lyrique, sans cabotinage, attentif au style du chant et à la clarté du texte, Spyres déroule son hommage à Nourrit avec fougue et pondération, comme il avait déjà su le faire à Bad Wilbald en deux concerts. Se contentant de courtes pauses orchestrales, Il sait captiver sans relâche l’attention du public alors que la veille encore il interprétait le rôle éprouvant de Rodrigo dans La donna del lago et que, le lendemain, il était l’un des invités du gala organisé autour de Juan-Diego Florez pour célébrer les vingt ans de carrière de ce dernier in loco.
De retour à Pesaro vingt ans après Ricciardo e Zoraide, le chef anglais David Parry, brillant, mesuré, pleinement au service du chant, dirige en souplesse l’Orchestra Sinfonica G. Rossini.
David Parry, Michael Spyres © A.Bacciardi
Début aérien avec la charmante romance de Nadir extraite d’Ali Baba et les 40 voleurs. « C’est de toi, ma Délia » — peu connue à cause de l’échec de ce dernier opéra de Cherubini. Puis, le baryténor se fait séducteur et finaud dans les acrobaties vocales du Comte Ory. Après Gustave III d’Auber dans la légèreté et quelques minutes de repos en écoutant l’ouverture du Philtre, c’est avec Masaniello de La Muette de Portici, que Spyres donne au public un premier moment de grâce. L’immense tendresse de la berceuse « Du pauvre seul ami » qu’il termine en apesanteur est rien moins qu’irrésistible. Après l’air joyeux de Guillaume « Philtre divin ! », la transition se fait avec la symphonie d’une œuvre de Pacini, Stella di Napoli…
Spyres atteint maintenant le grand sommet de son programme en terre rossinienne : Arnold de Guillaume Tell. D’autres sont époustouflants dans ce rôle. Lui, se montre bouleversant et ensorcelant dans le récitatif « Ne m’abandonne point », suivi d’un formidable «Asile héréditaire » et de sa cabalette aux multiples contre-ut — dont Nourrit dit-on s’abstenait… Quoi qu’il en soit, quand Spyres chante « J’appelle, il n’entend plus ma voix », son chant est ressenti au plus profond de son cœur ; son corps a beau être statique, il est infiniment vivant. En plus du bronze des graves, du clair cristal des aigus, de la magnifique vaillance, le frisson vient de l’impression que donne le ténor américain de chanter dangereusement, comme si chaque note était une prise de risque. Mais si parfois elle dévie quelque peu, la voix sait retrouver sa trajectoire.
Enfin, Spyres poursuit avec des extraits de deux œuvres marquantes dans la fin de la carrière de Nourrit : La Juive, premier opéra de Fromental Halévy sur un livret de Scribe (1835). Afin de modeler son rôle, le ténor français, alors tout-puissant à l’Opéra de Paris, collabora à chaque stade de la composition et alla même, jusqu’à écrire les fameuses paroles de l’air d’Eléazar « Rachel, quand du Seigneur » chanté ici sobrement dans un style parfait.
Puis, pour faire bonne mesure, Spyres se lance dans un Poliuto qui peut-être — sans son interdiction de dernière minute pour « sacrilège » — aurait, grâce à Donizetti, relancé en Italie la carrière brisée de Nourrit en France. Tragique, vindicatif mais contenu « Fu macchiato l’onor mio », d’une grande noblesse vaut au chanteur une salve d’applaudissements. Unique bis programmé pour finir en douceur, Michael Spyres chante (avec la partition sous les yeux) la barcarolle « Voyageur à qui Venise » tirée de l’opéra Stradella créé à Paris en 1837 et totalement oublié. Pourquoi ce choix ? Son compositeur Louis Niedermeyer était un grand ami de Rossini qui l’avait connu à Naples.
Nourrit réincarné ? Certes non, les temps ont bien changé. Mais attention : voix addictive qui, après cet hommage à un des plus grands ténors romantiques, s’attaque à Florence en octobre à une autre gloire du chant rossinien, Andrea Nozzari, continuant ainsi – selon la formule utilisée par Christophe Rizoud dans le portrait qu’il lui a consacré – à marcher dans les pas des géants.