Après un Don Giovanni où tout se déglinguait dans un univers angoissant, Frédéric Roels présente Cosi fan tutte comme une « mascarade sans duperie ». Selon un entretien figurant dans le programme de salle, il considère que par ses symétries « parfaites et trompeuses » Cosi marque à la fois « l’apogée et le deuil du classicisme ». Partant du principe que le piège tendu par Don Alfonso est accepté d’emblée par les protagonistes, le metteur-en-scène situe l’action dans l’un de ces hôtels particuliers où ont lieu les rallyes organisés dans le cercle très fermé qui tient de nos jours le haut du pavé. Le pari de Don Alfonso (ressort du livret d’un opéra sous-titré « L’École des amants ») est ici traité non pas comme un défi quelque peu machiavélique, mais comme un jeu de rôle auquel les participants se prêtent de bon gré.
Durant l’ouverture vive et sensuelle où dialoguent cordes et hautbois, on aperçoit à travers d’immenses voilages blancs la silhouette du maître de cérémonie tout de noir vêtu et celle de sa complice, la facétieuse Despina. Leur attitude fait deviner une relation intime que la soubrette esquive prestement. Une fois ouverts, ces rideaux laissent apparaître la vaste pièce également entourée de voilages où se déroulera le premier acte. À part un énorme lustre, très peu de mobilier : seulement des banquettes circulaires capitonnées ; de hauts guéridons juponnés à roulettes au moment où on célèbre le faux mariage et un minimum d’accessoires. Au deuxième acte, contrastant avec l’élégance sophistiquée précédente, un ingénieux dispositif fait surgir une épaisse forêt où les infidèles, portant masques et costumes criards, se poursuivent, s’ébattent gentiment, ou s’encanaillent sans vergogne. Nul doute que Lionel Lesire en charge des costumes se soit beaucoup amusé en créant les tenues tape-à l’œil des sœurs à la fois excentriques et ridicules et plus encore, en imaginant les déguisements de Despina et des jeunes-gens. Au fur et à mesure que la comédie atteint son paroxysme théâtral et musical, il exhibe des couleurs fluorescentes de plus en plus criardes…
© Puget
Conduit par Andreas Spering, l’orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie exécute la partition avec un juste dosage de légèreté, de gaité et d’accents dramatiques intenses qui maintiennent l’œuvre en parfait équilibre dans son ambiguïté intrinsèque. Signalons la belle prestation des chœurs Accentus et Opéra de Rouen Normandie installés le plus souvent dans la salle, de part et d’autre de la scène, notamment pour le fameux « Bella vita militar ». Trios pleins de fougue ; délicieux duos féminins ; admirables ensembles mixtes, culminant dans l’envoûtant « Soave sia il vento », récitatifs accompagnés, arias chargées d’émotion, se succèdent sans interruption.
La distribution vocale s’avère conforme aux exigences de la partition. Côté féminin, on distingue la remarquable interprétation de Fiordiligi par Gabrielle Philiponet. Si dans un « Come scoglio immoto resta » bien maitrisé, le suraigu reste prudent, son « Per pietà, ben mio, perdona » est léger comme une plume tandis que son grave de velours va droit au cœur. La mezzo Annalisa Stroppa chante Dorabella avec grâce. Sa voix de mezzo bien posée s’accorde à merveille avec celle de Fiordiligi et tous les duos des sœurs — qui soit dit en passant se ressemblent physiquement — sont particulièrement harmonieux. Comme elle le démontre avec son soprano musical dans ses deux airs et par son talent d’actrice dans les hilarantes scènes travesties, Eduarda Melo est une Despina délicate, espiègle à souhait pour ce rôle de soubrette corsé.
Cyrille Dubois remporte haut la main la palme de la distribution masculine. Sachant être émotif, lyrique et passionné, il réunit toutes les qualités vocales et dramatiques pour incarner Ferrando non seulement dans « Una aura » et « Ah lo veggio » ; il peut aussi de montrer héroïque dans l’air « Tradito, schernito » qui nous plonge soudain dans l’univers de l’opéra seria. Voix sombre, puissante et bien projetée, aisance scénique, regard de braise, le baryton basse Vincenzo Nizzardo est un Guglielmo efficace et engagé. Quant au sympathique baryton Laurent Alvaro, s’il chante peu en solo, il est l’initiateur et le pivot de l’action. Sa remarquable diction, la justesse de ses intentions et sa belle voix grave contribuent grandement à la réussite des nombreux ensembles où il est présent.
Peu clair quant à la conclusion qu’il conviendrait de retenir de son imbroglio ludique, ce joyeux Cosi fan tutte, rafraîchissant et de bonne tenue musicale, est néanmoins fort bien accueilli par le public rouennais. Fera-t-il débat ? Qu’en sera-t-il à Massy et à Reims où il sera représenté ultérieurement ? Affaire à suivre…