A l’Opéra de Marseille, ce week-end, la réalité humaine a nourri le pathétique. La laryngite persistante de Zuzana Marková a rendu encore plus touchante la déchéance d’Anna Bolena. Elle avait ébloui naguère dans une Lucia et une Violetta frémissantes, d’une tenue vocale hors du commun. On attendait avec une curiosité passionnée son interprétation de la femme bafouée, qui se cramponne en vain au statut pour lequel elle a trahi son premier amour et que le désespoir et la fureur entraîneront, lorsqu’elle sera condamnée, dans un vertige où elle nie le réel avant de perdre toute majesté dans une ultime imprécation. Eh bien, si paradoxal que cela puisse paraître, les limites que son état de santé lui a imposées n’ont pas pour nous entaché sa prestation jusqu’à la rendre décevante. Certes, les fioritures brodées parfois jusqu’à l’excès ont été simplifiées et les envolées dans l’aigu écrêtées, certes l’ampleur de la voix n’est pas toujours celle qu’on aimerait l’entendre. Mais la souplesse épouse toujours admirablement celle de la musique et si l’intensité est amoindrie, la netteté de l’intention dramatique est indéniable. Le seul véritable regret est le retentissement inévitable de son handicap sur la grande scène où Seymour révèle à la reine qu’elle est sa rivale. Si Zuzana Marková avait été au mieux de ses moyens, peut-être aurait-on vu brûler les planches, car la Seymour de Sonia Ganassi, dans une forme vocale superlative, est un concentré d’expressivité. Aucune nuance d’un rôle qu’elle a interprété aux côtés de partenaires illustres telles Gruberova ou Devia n’échappe à l’auditeur, tant et si bien qu’on dépasse l’exécution de concert pour atteindre la plus vive intensité dramatique. Dardée pour les violents remords qui torturent la dame d’honneur infidèle à sa maîtresse, passant du cri au murmure, la voix n’a rien perdu de son ampleur et de son amplitude, et cette autorité technique magistrale est un motif supplémentaire d’admiration. Troisième voix féminine, celle de Marion Lebègue a une profondeur qui s’approche du contralto, ce qui donne à son Smeton un relief inhabituel ; elle en exprime l’ardeur juvénile et l’imprudence avec un apparent naturel à la fois séduisant et convaincant.
L’enjeu des versions de concert réside dans la composition d’une distribution équilibrée et à même de rendre justice à l’œuvre. A cet égard les partenaires masculins de ces dames se montrent vocalement à la hauteur des enjeux. Dramatiquement, c’est un peu différent. Ainsi Giuseppe Gipali est au plus près de sa partition et donc peu actif sur le plan corporel, quand ses partenaires accompagnent leur chant de gestes ou de mouvements. Mais l’essentiel n’est pas là. Interprétant, si nous avons bien compris, la version traditionnelle des éditions Ricordi, avec les coupures d’usage – comme le « Vieni, infelice amico » où Percy tente de réconforter Rochefort avant de l’exhorter, dans le « Vivi tu » successif à rester en vie – et non la version rétablissant les tonalités originales établie par Paolo Fabbri pour Bergame, le ténor ne démérite pas. Son Percy est moins un jeune homme prisonnier de sa nostalgie qu’un homme fait, au raisonnement borné, mais sur le plan vocal la ligne et la conduite sont sans reproche. Antoine Garcin, son partenaire dans leur scène d’entrée et dans leur scène finale, est un Rochefort un peu rogue mais bien sonore, et Carl Ghazarossian un Harvey précis et clair. L’emportant sur tous, celui qui est devenu depuis son Assur de l’an dernier un favori des Marseillais, Mirco Palazzi sidère par l’autorité de son Enrico. La nature ne lui a pourtant pas donné le physique puissant qui impose d’emblée un personnage, mais le bronze vocal qui émane de lui suffit : on entend le ton de qui parle en maître, et comme la finesse interprétative qui est la sienne nuance le moindre mot, comme il ne reste pas immobile derrière son pupitre, mimiques et esquisses de mouvement renforcent l’impact sonore et dramatique, dans un au-delà du concert des plus prenants.
Confirmant les impressions positives déjà éprouvées, l’orchestre de l’opéra fait montre de souplesse et de réactivité, répondant aux indications inlassables de Roberto Rizzi Brignoli. Il s’attache à alléger le plus possible les scènes où son Anna Bolena est protagoniste, en bon chef d’opéra pour qui mettre à l’aise les chanteurs est un impératif. Quand il pourrait déchaîner les forces tenues en lisière, il a l’intelligence de ne pas le faire, pour garder à l’ensemble une cohérence et une dignité architecturales conformes au projet de Donizetti. Les instrumentistes dotés de soli rivalisent d’habileté, et les choristes disposés en fond de scène ne leur cèdent en rien dans la recherche de la subtilité. Cette conjonction de talents fait que l’écueil lié à la santé de Zuzana Marková n’a pas fait sombrer le projet. Acclamés à la fin du premier acte, les interprètes le sont longuement à la fin, la satisfaction d’un public venu parfois de fort loin étant à la fois la juste rétribution des artistes et la meilleure justification de l’entreprise !