De passage au Conservatoire de Bruxelles mardi dernier pour la promotion de leur album So many things (Naïve) et à l’invitation de la Monnaie, Anne Sofie Von Otter et le Brooklyn Rider Quartet se sont produits à guichet fermé, un véritable exploit quand on sait que Bozar proposait le même soir la Juditha Triumphans de Vivaldi, avec en vedettes Magdalena Kozena et Ann Hallenberg. Plutôt que de crossover, terme plombé de connotations péjoratives, il vaudrait mieux parler d’une curiosité toujours en éveil qui amène l’artiste à pratiquer avec bonheur l’éclectisme – un éclectisme éclairé et exigeant, à mille lieues du bidouillage commercial, bancal et indigeste, où se complaisent certains baroqueux. Dans une récente interview au magazine Gramophone, Anne Sofie Von Otter renvoyait dos-à-dos l’easy listening et l’excès d’intellectualisme qui caractérise une frange du classique contemporain. Qu’ont en commun les morceaux de John Adams, Nico Muhly, Elvis Costello, Brad Mehldau, Sting, Björk ou Kate Bush réunis sur So Many Things ? C’est de la musique d’aujourd’hui (1990-2015) et de l’excellente musique répond le mezzo-soprano, ignorant les clivages entre répertoires savant et populaire que récusent également ses partenaires du Brooklyn Rider Quartet.
Concert oblige, les jeunes New-Yorkais se sont émancipés du rôle d’accompagnateur auquel le disque les réduit et ouvrent la soirée avec des extraits de la bande originale du film Bent (Sean Mathias) écrite par Philip Glass pour le Quatuor Emerson et qui rappellent son concerto pour violon. Ces pages contemplatives et enveloppantes sont l’occasion idéale pour le public d’atterrir en douceur et d’oublier le brouhaha du monde tout en découvrant les textures raffinées et la remarquable cohésion de l’ensemble. Une cohésion rudement mise à l’épreuve par la complexité rythmique d’ArpRect de Tyondai Braxton, ex rocker féru de mathématiques qui a généré des phrases musicales par manipulation informatique de séries d’arpèges, où le Brooklyn Rider réussit des prodiges de mise en place. Après une telle performance, Anne Sofie Von Otter ne peut d’ailleurs s’empêcher de partager son admiration avec l’auditoire (en français) tout en se réjouissant que cette pièce ne comporte pas de partie vocale. Du premier quatuor (Sonate à Kreutzer) de Janacek, le groupe américain proposera une lecture déroutante, prise à des tempi parfois assez vifs, mais trop léchée, les contrastes dynamiques, les conflits harmoniques y manquant de relief et le discours de passion, alors que les mouvements lents, au contraire, se révèlent bien plus suggestifs. Cette qualité poétique est de toute évidence au cœur des affinités électives entre le quatuor et la chanteuse.
L’aubade des amants d’une nuit séparés par le retour du soleil Cant voit l’aube, texte d’un trouvère anonyme dont Caroline Shaw a expressément conçu l’habillage musical pour Anne Sofie Von Otter et le Brooklyn Rider Quartet, illustre d’entrée de jeu leur complicité et ce que nous sommes venus admirer : l’art de la conteuse, cette virtuosité expressive qui lui permet d’embrasser une infinie variété d’affects et d’humeurs, de la mélancolie amoureuse (Cant voit l’aube) à la gaîté malicieuse (For Sixty Cents de Colin Jacobsen, violoniste du Brooklyn Rider) en passant par la tendresse inquiète (« Am I in your light ? », Doctor Atomic). Héritier du minimalisme, Nico Muhly signe lui-même l’arrangement de So Many Things, pièce qu’il avait initialement pensée pour voix et piano et qui fut créée en 2013 par Anne Sofie Von Otter et Emmanuel Ax. Construite autour d’un long récit de Joyce Carol Oates encadré de deux poèmes de Constantin Cavafy, l’œuvre qui donne son nom à l’enregistrement comme au récital déploie sur un ostinato des cordes une ligne de chant particulièrement lyrique, mais aussi voluptueuse. Chez le mezzo, la sensualité n’a jamais résidé dans la pâte, dans le corps même de la voix, mais dans la coloration, les nuances, les ciselures infimes qui épousent la moindre fluctuation du sentiment et qui, depuis quelques années déjà, nous font oublier l’usure du timbre.
Les contraintes du live expliquent pourquoi les chansons pop, nécessitant une amplification, sont toutes rassemblées en seconde partie quand le disque alternait, de plage en plage, les styles. Seule réserve, du moins à nos oreilles, les reprises de Björk ne fonctionnent pas. Les arrangements de Cover me (extrait de Post) et de Hunter (extrait de Homogenic), réalisés par Erik Arvinder et Vince Mendoza, ne sont pas en cause. En revanche, les compositions de la star islandaise et son univers sont intimement, inextricablement liés à sa signature vocale, singulière et très forte, que tout distingue des reflets crépusculaires du mezzo. Pour les mêmes raisons, il y a peu de chances que Renée Fleming, qui a gravé trois titres de Björk sur son nouveau récital « Distant light », ait su transformer l’essai – réponse en janvier 2017, chez Decca.
En revanche, quinze ans après une première rencontre immortalisée chez Deutsche Grammophon (For the Stars), Anne Sofie Von Otter renoue avec Elvis Costello, le temps d’une ballade, Speak darky, my angel, dont elle magnifie la noirceur. Le programme se referme là où commençait l’enregistrement : sur une adaptation, très réussie (Kyle Sanna), de Pi, chanson tirée de l’avant-dernier album de Kate Bush (Aerial) qui raconte la fascination d’un homme pour le nombre pi et ses vertigineuses décimales. Anne Sofie Von Otter l’enlève avec juste ce qu’il faut d’esprit, affichant toujours ce mélange de distanciation, un rien ironique, et de chic qui n’appartient qu’à elle. Même lors d’une reprise d’Abba, livrée en bis pour le plus grand plaisir de spectateurs qui répondent en frappant dans leurs mains, elle ne se départit jamais de ce charme sophistiqué qui est la définition même du glamour.