Depuis l’avènement du romantisme, l’opéra s’emploie à unir, en un long dialogue quasiment ininterrompu d’une œuvre à l’autre, soprano et ténor. Il arrive même parfois que le lien sur scène soit noué avec tant d’ardeur que le retour en coulisse ne parvienne à le desserrer. C’est ainsi que Roberto Alagna a rencontré puis épousé Aleksandra Kurzak. L’Elixir d’amour qui les poussa dans les bras l’un de l’autre à Londres continue d’agir et leur complicité dans ce récital proposé par les Grandes Voix au Théâtre des Champs-Elysées n’est pas que vestimentaire – tenues argentées façon Maritie et Gilbert Carpentier en première partie, noires et cérémonieuses après l’entracte. Visible, leur entente est aussi audible lorsque leur voix se rencontrent dans le répertoire le mieux à même de faire valoir leurs qualités communes, ce qu’en mathématiques on appellerait l’intersection de leurs talents. Moins Faust et Les Pêcheurs de perles où la diction française de la soprano s’avère insuffisante que le duo comique de cet Elisir d’amore qui les a réunis à Covent Garden ou, celui, exalté, d’Otello. Là, les timbres s’apparient ; les couleurs se complètent ; la projection toujours insolente du ténor n’occulte pas celle moins affirmée de sa partenaire ; le chant fusionne ; l’alchimie opère.
Dirigé par Giorgio Croci d’une battue souvent lente, l’Orchestre de Picardie hésite entre morosité – introduction de Faust cafardeuse, « Tu che la vanita » tendu de noir comme un requiem – et fanfaronnade – ouverture de Giovanna d’Arco entre cirque Pinder et défilé militaire… Pas toujours en mesure (Tosca), l’accompagnement demeure attentif.
D’une manière générale, la deuxième partie du récital surpasse la première. Les cœurs sont échauffés, les émissions libérées. La musicalité d’Aleksandra Kurzak s’impose avec évidence dans « Io son l’umile ancella » où le registre supérieur semble avoir gagné en suavité quand auparavant Marguerite et plus encore Leila pouvaient sembler acescentes. Filé et suspendu à la longueur du souffle, l’aigu laisse planer ce parfum délicat qui fait de l’air d’Adriana Lecouvreur le cheval de bataille des lirico spinto. C’est cette évolution de la tessiture qui surprend chez Aleksandra Kurzak. Effet de la maternité ? Celle qui évoluait sur les plus hautes cimes rossiniennes il n’y a pas si longtemps peut aujourd’hui se mesurer à des rôles aussi dramatiques que Rachel dans La Juive à Munich l’été dernier ou Elisabetta di Valois dans Don Carlo, le temps d’un air, ici même, en concert. Cette métamorphose vocale assumée, l’expérience scénique devrait à présent élargir la palette expressive.
Pour le ténor, même constat : les partitions les plus dramatiques semblent plus que jamais à sa portée, qu’il s’agisse d’Otello drapé à l’antique, moins shakespearien que cornélien par la noblesse et le maintien, ou de Samson dont on ne sait ce qu’il faut d’abord admirer : la mâle amertume ou la grandeur de la déclamation. Plus familier, Cavaradossi fait moins d’effet bien que la progression émotionnelle de l’air soit intelligemment menée jusqu’à se résoudre en un inutile sanglot. Auparavant, Nadir est une parenthèse pour ceux qui, comme nous, préfèrent le pêcheur de perles chanté en voix mixte. Nemorino demeure un modèle de bonne humeur et de fraîcheur vocale. Le ténor s’amuse et multiplie les facéties ; la voix rayonne d’une joie communicative ; la salle s’esclaffe et en redemande.
En bis, le brindisi de La traviata et le duo de La Veuve joyeuse prolongent l’esprit des fêtes, à l’exemple de l’avenue Montaigne encore scintillante à la sortie du concert bien que la page de la nouvelle année soit tournée depuis plusieurs jours.