Manon est un ouvrage tout en ruptures, explique Gérard Condé dans le guide d’écoute de L’Avant-Scène Opéra – ruptures de ton, de style, d’humeur, de cadre aussi. De la cour d’une hôtellerie à Amiens à la route « poudreuse » du Havre, ce ne sont pas moins de six tableaux qui défilent cinq actes durant, chacun d’entre eux éclaté en de multiples numéros de formes diverses : dialogues parlés, mélodrames, récitatifs, ariettes, arioso, airs, ensemble… Massenet, très à cheval sur la nomenclature de ses partitions, l’avait dénommée opéra-comique, ne sachant peut-être pas à quel genre la rattacher. Manon, sphinx étonnant à l’image de son héroïne ? L’ouvrage est en tout cas si déroutant que bien des metteurs en scène se demandent par quel bout le prendre. L’échec de la proposition de Coline Serreau à la Bastille en 2012 a valeur d’exemple. Pour recomposer ce miroir brisé, Arnaud Bernard s’arrime au livret. Perruques poudrées, robes à panier, culottes de soie et autres costumes aussi luxueux que nombreux disent l’époque ; quelques accessoires, certains spectaculaires comme une montgolfière au Cours-la-Reine indiquent le lieu. Le décor d’un baroque élégamment stylisé par Alessandro Camera unifie le propos. Des panneaux coulissants délimitent une action que les choristes, soudain figés dans leur mouvement, transforment en tableau vivant. L’intelligence du geste parachève une approche continue en dépit d’un fil théâtral et musical discontinu, dramatique et esthétique à la fois.
© Alain Hanel
La reprise à Monte-Carlo de cette production exemplaire aurait pu pâtir de l’annulation des deux rôles principaux : Jean-Francois Borras, terrassé par la grippe le lendemain de la première, auquel Arturo Chacón Cruz a accepté de se substituer à la dernière minute (après avoir chanté Werther à Barcelone a la place de José Bros peu de jours auparavant) ; Sonya Yoncheva annoncée souffrante en début d’année et aussitôt remplacée par Anne-Catherine Gillet puis par Vannina Santoni les 25 et 27 janvier. Ces changements de dernière minute, donc, auraient pu briser net l’élan de la représentation. Il n’en est rien.
Familier d’un rôle qu’il a déjà chanté au Mexique en 2014, Arturo Chacón Cruz se glisse naturellement dans un spectacle auquel à l’origine il ne devait pourtant pas participer. D’abord timide, en retrait dans l’acte d’Amiens, sur la réserve rue Vivienne le temps d’un « rêve » que l’on aurait voulu davantage exhalé, le ténor prend vraiment ses marques après l’entracte, réchauffant les « murs froids » de Saint-Sulpice d’un chant qui semblait attendre le lyrisme de « Ah, fuyez douce image » pour faire valoir l’intensité de ses rayons. Les aveux passionnés du duo avec Manon, l’hôtel de Transylvanie et ses éclats de bravoure puis les phrases attendries du dernier acte valident ensuite une proposition, latine par la chaleur du timbre, l’ardeur de l’expression et la souplesse du phrasé, la diction restant suffisamment soignée pour que le français, dépourvu d’accent, soit intelligible.
S’agit-il cependant du Des Grieux le mieux adapté à la Manon d’Anne-Catherine Gillet ? Pas forcément. La soprano préfère, au contraire de son partenaire, les délicatesses d’une écriture dont elle sait exprimer le moindre mot : la fraîcheur de « je suis encore tout étourdie » que sa voix claire et légère pare d’une grâce naïve, l’épanchement contenu d’une « petite table » dressée tout en délicatesse, sans sentimentalité excessive. L’air du Cours-la-Reine, moins brillant qu’élégant, confirme le portrait d’une Manon tendre et écervelée, dépourvue de perversité, héroïne d’opéra-comique plus que d’opéra, dont la séduction repose sur le cristal plus que sur l’étoffe, sur le charme plus que sur la sensualité.
Ce couple de dernière minute, d’autant plus méritant qu’il n’a disposé que d’une matinée de répétition pour apprendre à se connaître, peut compter sur l’appui de seconds rôles solides : Lionel Lhote (Lescaut), Marc Barrard (le Comte Des Grieux), Rodolphe Briand (Guillot de Mortfontaine), Pierre Doyen (Brétigny), tous exemplaires d’articulation, de style et – ce qui est essentiel dans cet ouvrage fragmentaire – tous capables d’imposer leur personnage en quelques répliques et de faire comprendre, par le geste et le chant conjugués, la cupidité débonnaire de l’un, la dignité orgueilleuse de l’autre, la suffisance malfaisante du troisième ou la noblesse du dernier.
Sans parvenir à assumer avec autant de brio que la mise en scène les changements d’humeurs de l’œuvre, la direction d’Alain Guingal à la tête d’un Philharmonique de Monte-Carlo irréprochable, parvient à en trouver l’unité. Le tableau du Cours-la-Reine a été abrégé rendant incompréhensible le dépit final de Guillot. Mais peut-on reprocher au chef d’orchestre de préférer le souffle romantique qui balaye les bancs de Saint-Sulpice aux scènes de caractère ? C’est ainsi aujourd’hui encore que, comme Margot, l’on fait pleurer Manon.