Il en faudrait sans doute beaucoup pour désarçonner Robert King. Au moment de donner trois fois en trois soirs la Juditha Triumphans de Vivaldi, à Vienne, Amsterdam et Versailles, voilà que sa Judith le lâche ! La mezzo suédoise Malena Ernman, qu’on avait pu applaudir la saison dernière dans le rôle-titre de Serse, a dû rendre les armes, terrassée par un stretocoque. Panique à bord ? Jamais de la vie. Le flegme britannique tant vanté lui permet même, en prélude au concert, de s’adresser au public pour lui lire, avec un délicieux accent d’outre-Manche, un petit texte qui relate cette mésaventure sur un ton badin, et qui souligne le caractère international de sa formation, le bien nommé King’s Consort, envers et contre tous ceux qui voudraient consolider les frontières à grand renfort de barrières. Mais à qui pense-t-il donc ?
Revenons-en à la musique : comment, une fois Malena Ernman hors circuit, Juditha allait-elle bien pouvoir être Triumphans ? Où trouver, à la dernière minute, une autre chanteuse maîtrisant la partition ? Pas la peine de chercher bien loin, puisque la solution se trouvait dans la distribution même réunie pour l’occasion. Programmée en Holopherne, la mezzo norvégienne Marianne Beate Kielland avait chanté le rôle à Saint-Jacques de Compostelle il y a quelques années : elle était une Juditha toute désignée. Par un petit jeu de chaises forcément musicales, il suffisait alors de trouver un nouvel Holopherne. A peine sortie des représentations de Giulietta e Romeo de Zingarelli, Emilie Renard avait apparemment un trou dans son emploi du temps, et deux jours pour apprendre le rôle…
Malgré ces perturbations initiales, le résultat final n’en est pas moins à la hauteur de l’attente. D’abord grâce à un orchestre qui fait savourer toutes les inventions de Vivaldi, le choix de timbres sans cesse renouvelés dans leur association pour accompagner les différents airs, viole d’amour, chalumeau, mandoline, etc. Et surtout, le Vénitien est enfin interprété sans cette fureur mise à la mode il y a quelque temps : inutile de vouloir battre des records de vitesse ou d’accentuer brutalement le moindre trait, sa musique se passe désormais fort bien de ce genre de comédie. Robert King la dirige avec fermeté mais souplesse, avec précision mais poésie. Quant au chœur du King’s Consort, il remplit très dignement sa mission dans les diverses interventions que lui a confiées le compositeur.
Parmi les voix solistes, on pourrait d’abord penser que la seule soprano de la bande, Julia Doyle, n’a qu’à gazouiller quelques gentils airs, Vagaus n’ayant d’abord que d’aimables pages pour colorature. La voix révèle néanmoins une belle pâte, et explose littéralement dans son aria finale, « Armatae face », tube vivaldien hérissé de vocalises dont elle se joue sans éprouver le besoin de grimacer ou de se secouer tout le corps, contrairement à d’autres.
On découvre le timbre somptueux d’Emilie Renard dès le premier récitatif qui ouvre l’œuvre, mais son premier air la trouve un peu à court de graves ; le problème s’estompe par la suite et elle impose son Holopherne grâce à son jeu théâtral. Avec des sonorités assez proches, mais plus sonore dans le bas de sa tessiture, Gaia Petrone est une Abra pleine de punch, qui ne résiste pas à la pulsation de son air « Non ita reducem » ; nous n’y résistons pas davantage. Avec Hilary Summers, on aborde le domaine des contraltos, mais la Galloise ne peut se permettre en Ozias cette outrance qui lui réussit si bien en Sorcière de Didon et Enée : la voix n’est pas très puissante, mais assure avec dignité son rôle.
Marianne Beate Kielland, enfin, est une magnifique Judith : le personnage s’exprimant plutôt dans la douceur et la retenue, la chanteuse l’aborde avec toute la pudeur qui convient, et d’une voix toujours suave mais précise, qui sait s’animer d’accents vengeurs dans les rares moments où le texte l’exige. Espérons réentendre prochainement cette belle artiste dans une œuvre où elle trouvera tout autant à briller, et dans un écrin aussi harmonieux.