En astronomie, la conjonction de deux objets célestes signifie que ces deux objets, vus depuis la Terre, apparaissent très proches l’un de l’autre dans le ciel. Il en est de même pour l’opéra lorsqu’interprétation scénique et musicale se rencontrent. Leur observation dans la salle induit une proximité favorable à l’œuvre représentée. Telle est l’expérience rare que propose l’Opéra des Flandres avec Simon Boccanegra mis en scène par David Hermann et dirigé par Alexander Joel.
L’ouvrage n’est pas de ceux qui se laissent aisément apprivoiser. Le livret, avec son prologue de 25 ans antérieurs aux trois autres actes et ses portes qui claquent frise l’invraisemblance. La partition, révisée une vingtaine d’années après sa création, mélange plus ou moins adroitement les styles d’écriture sans offrir à un public avide de grands airs une seule page célèbre. Est-ce un hasard si Boccanegra malgré ses multiples qualités demeure un des opéras verdiens les moins populaires ?
D’aucuns chercheraient à contourner les obstacles. Auteur dans cette même maison d’Une Flûte enchantée à rebrousse-poil, David Hermann ne s’attache pas à rendre plausible une intrigue alambiquée. Au contraire, il choisit de la complexifier et ce faisant la rend paradoxalement plus lisible. Plusieurs niveaux possibles d’interprétation renouvellent le regard sur l’œuvre, dès le prologue, entre flash-back et rêve, où le mélange des costumes introduit une nécessaire distance et où les références picturales se mêlent aux images d’une actualité brûlante. L’approche culmine dans une « cène » du conseil, inspirée par le fameux tableau de Leonard de Vinci. Réglé avec minutie, sensationnel dans la mesure où l’effet, inattendu, surprend, ce tableau vivant met en valeur la dimension christique du personnage de Simon, apôtre de paix et d’amour, tout en jouant sur l’ambiguïté entre mère et fille, l’une et l’autre prénommées Maria. N’est-ce pas un signe ? Encore fallait-il l’interpréter. Ainsi se succèdent et se répondent les idées, dans un foisonnement intelligent qui n’exclut ni l’esthétisme, ni la poésie, ni le travail sur le mouvement avec notamment une gestion imperceptible de la masse chorale.
© Annemie Augustijns
Chef invité principal de l’Opéra des Flandres depuis cette saison, Alexander Joel place sa direction au service de la représentation scénique. La musique respire de concert avec le théâtre. Chaque note trouve sur le plateau un juste écho visuel. Il est désormais loin le temps où orchestre et chœur de l’Opéra des Flandres nous semblaient en deçà des ambitions de la maison. C’est avec cohésion et jouissance sonore que l’un et l’autre répondent aux sollicitations divergentes de la partition, tantôt descriptives, tantôt lyriques, tantôt dramatiques.
Que les chanteurs se placent sur cette même trajectoire d’excellence et la conjonction survient, saisissante, voire bouleversante lorsque les voix, à leur affaire dans une salle de dimension idéale, peuvent donner leur pleine mesure, sans s’égosiller pour emplir l’espace. Simon Boccanegra n’est pas une découverte pour Nicola Alaimo qui a déjà chanté le rôle dans sa ville natale de Palerme et fut auparavant Paolo à New York sous la direction de James Levine. Sans posséder une projection supérieure à la moyenne, le baryton détient aujourd’hui toutes les clés nécessaires à l’interprétation du Doge. Le phrasé large, l’ampleur, l’autorité et une certaine sévérité, surprenante chez un chanteur tout en rondeur réputé pour ses talents comiques, disent le potentat tandis que l’étoffe enveloppante et la douceur trahissent le père.
Est-ce dans la troupe de Stuttgart à laquelle il appartient actuellement ou au conservatoire de Parme dont il est issu que Gezim Myshketa a appris à maîtriser certains des effets belcantistes qu’il met au service d’un rôle n’exigeant pas forcément autant de raffinement ? La messa di voce sur une première note longuement tenue, et plus largement la beauté du timbre et la noblesse de l’accent drapent Paolo d’une toge patricienne insolite chez un infâme conspirateur plébéien mais faut-il se plaindre que la mariée soit trop belle ? Dignité et allure caractérisent également la basse de Liang Li sans doute moins noire que celles auxquelles le disque nous a habitués mais d’une probité exemplaire bien qu’un peu lisse. Ténor chéri de la scène flamande, Najmiddin Mavlyanov tire Gabriele Adorno de l’impasse dans laquelle Verdi, apparemment peu intéressé par le personnage, l’a enfermé. Pas forcément subtil mais vaillant et armé dans sa vaillance d’une voix insensible aux passages de registre, égale et puissamment timbrée.
Distribuer Evgeny Solodovnikov en Pietro et Raehann Bryce-Davis, troisième prix de la dernière édition du Belvedere, en servante d’Amelia montre l’attention portée au détail, jusque dans le choix des rôles secondaires.
On connaît davantage Myrtó Papatanasiu dans le répertoire baroque que verdien, bien que Violetta (La traviata) figure à son palmarès. De fait, la tessiture de Maria est sans doute un peu grave pour un soprano dont l’éclat préfère le haut médium et l’aigu. Mais, comme déjà indiqué, la dimension de la salle autorise ce que d’autres, plus vastes, toléreraient moins. Puis l’art lyrique, science ô combien inexacte, ne saurait se suffire de hauteur ou de largeur. Il y a dans la composition de la chanteuse, et mieux que dans la composition, dans le grain velouteux de la voix, une émotion évidente, contagieuse qui submerge l’interprète, en larmes au moment des saluts, et met le public debout, emporté dans l’orbite d’une représentation d’exception.