René Jacobs n’a jamais renié ses premières amours pour le répertoire vénitien et n’aurait raté pour rien au monde l’anniversaire de Monteverdi. Il a fait ses débuts sur scène à Amsterdam en 1974 dans l’Erismena de Cavalli sous la conduite d’Alan Curtis ; quant au divin Claudio, il chantait sa musique sacrée comme ses madrigaux bien avant de diriger ses opéras. Il ritorno d’Ulisse s’inscrivait naturellement dans la thématique de l’exil retenue cette année par le Klarafestival, hôte régulier du chef qui vient de reprendre l’ouvrage à Bozar lors d’un concert coproduit par La Monnaie. 25 ans se sont écoulés depuis le spectacle monté à Montpellier avec le concours de Gilbert Deflo et l’enregistrement que Jacobs réalisa dans la foulée pour Harmonia Mundi, mais ses options demeurent, à peu de choses près, inchangées.
Au dépouillement d’Alan Curtis ou de William Christie, conforme aux effectifs des théâtres publics vénitiens, René Jacobs continue de préférer la luxuriance des spectacles de cour, quand bien même Il ritorno fut créé au Teatro SS Giovanni e Paolo. Cependant, les recherches de Tim Carter (2002) et d’Ellen Rosand (2007) l’ont entre temps conforté dans son choix en étayant l’hypothèse d’une ancienne version plus dense sur le plan de l’instrumentation. Seules différences par rapport au Concerto Vocale de 1992 (cordes, vents, percussions, basse continue), l’excellent B’Rock Orchestra se limite à un dulcian (basson) au lieu de deux mais se dote d’un troisième trombone alors que le continuo s’enrichit de trois violes, s’offrant le luxe d’inviter un gambiste de l’envergure de Juan Manuel Quintana. Bien qu’il déplore toujours la surabondance de ténors (sept !) dans Il ritorno, René Jacobs ne suit plus l’exemple de Luigi Dallapiccola qui confiait Télémaque à un soprano. Cette fois, il compte sur le « baryton léger » de Stéphane Degout pour éviter la monotonie. Aucun risque pourtant, car les interprètes du jour illustrent avec un bonheur rare la diversité des voix de ténor et constituent, avec le baryton français, le point fort de la distribution.
Si elle ne déborde pas d’imagination, la mise en espace – dont, faute de précision dans le programme, nous créditerons Jacobs – se montre autrement dynamique et fluide que bien des mises en scène. Les chanteurs investissent, avec une grande liberté de mouvements, aussi bien les différents niveaux du plateau que les balcons de la Salle Henry Le Bœuf (Olympe de fortune pour Minerve, Neptune et Jupiter) et le spectacle jongle brillamment avec les registres, même si la verve comique des prétendants de Pénélope – Pisandre et Anfinômos, incarnés par les ténors Mark Milhofer et Johannes Chum, flanqués d’Antinôos, mieux joué que chanté par le baryton-basse fatigué de Marcos Fink – tend à éclipser les tourments de Pénélope. Son premier monologue, aux accents pénétrants, nous arrachait pourtant à la torpeur où nous avait plongé un prologue terne et statique tout en flattant la beauté altière de Katarina Bradić, mais l’élégant mezzo, qui fut une sensationnelle Médée (Giasone de Cavalli) au Vlaamse Opera, manque de projection et peine à exister face à l’Ulysse magnétique, irradiant de force et de beauté de Stéphane Degout. Orphée marmoréen sous la direction de Jacobs dans les visions, si dissemblables, de Barrie Kosky (Berlin) et Trisha Brown (Aix) voici dix ans, il nous revient aujourd’hui en héros solaire et en même temps écorché vif, à la fois éperdu et conquérant.
Concert oblige, René Jacobs n’hésite pas à manier les ciseaux, allant jusqu’à couper l’intégralité de la première scène du III (Melante, Eurymaque), mais son intelligence théâtrale guide des coupures qui ne nuisent jamais à la lisibilité du drame et préserve les joyaux de la partition. Il ritorno d’Ulisse aligne pas moins de dix-neuf personnages, or seul un Crésus pourrait engager autant de solistes, raison pour laquelle plusieurs parties sont d’ordinaire confiées à un même artiste ; encore faut-il qu’il en ait les moyens et que, scéniquement, cette alternative puisse fonctionner. Télémaque juvénile et suave, Anizio Zorzi Giustiniani sait également incarner l’autorité de Jupiter tandis que le soprano délicatement fruité et scintillant de Mirella Hagen sied aussi bien à l’Amour qu’à Junon. Par contre, le grand écart s’avère périlleux pour Marie-Claude Chappuis, à peine audible dans le prologue, où son instrument se trouve piégé par la tessiture de la Fragilité Humaine, et ensuite dépassée par la stature de Minerve, rôle-clé de l’opéra qu’elle prive, hélas, de substance et d’éclat.
Enchaîner le Destin (Prologue), Euryclée (la nourrice d’Ulysse) et Mélante (servante de Pénélope) ne pose, vocalement, aucune difficulté à Mary-Ellen Nesi, mezzo ductile que les baroqueux connaissent bien, mais cela ruine la crédibilité dramatique de tableaux où elle se succède à elle-même. En dehors de la performance de Stéphane Degout, le meilleur, disions-nous, est à rechercher du côté des ténors. Eumée, le berger d’Ulysse, nous permet ainsi de retrouver le timbre singulier entre tous et l’éloquence raffinée de Thomas Walker, que le public bruxellois a pu admirer la saison dernière dans L’Opera Seria de Gassmann. Mention spéciale également pour Jörg Schneider, qui sort le grand jeu en Iro, parasite glouton à qui Monteverdi réserve un extraordinaire numéro de cabotinage.