Le Tristan et Isolde qui constitue le troisième pilier du festival lyonnais de recréations scéniques, après le Couronnement de Poppée de Klaus Michael Grüber et l’Elektra de Ruth Berghaus, restitue avec un soin minutieux, jusque dans le grain de la lumière et les détails de la gestuelle des personnages, la mise en scène de Heiner Müller qui avait fait date au festival de Bayreuth en 1993. Mais loin d’apparaître comme le geste purement conservateur d’un projet muséal qui figerait dans l’espace un modèle ôtant aux interprètes toute liberté, le travail mené aboutit, à l’inverse, à une véritable résurrection du moment créateur. Tout se passe comme si nous voyions pour la première fois ce que pourtant nous avions déjà vu grâce aux captations du spectacle et de ses reprises. Troublante expérience en vérité, qui dédouble le regard porté sur l’interprétation de l’œuvre, dans une abolition de la distance entre passé et présent. Spectateur d’hier et d’aujourd’hui à la fois, nous jouissons, contre l’adage, du double plaisir d’être et d’avoir été, de voir et d’avoir vu. Mais au fond ce n’est là rien d’autre que la transposition à la dimension scénique de ce qui se produit lors de l’audition. Et la composition wagnérienne, peut-être même tout spécialement Tristan et Isolde, repose précisément sur cet entrelacs constant de motifs musicaux qui crée un jeu subtil et entêtant de réminiscences liant le passé au présent, faisant du passé un présent et du présent un passé,et que chaque écoute renouvelle entièrement.
Il faut donc saluer la recréation, grâce au travail de Stephan Suschke, de cette mise en scène si manifestement conçue pour être au service de la musique et du chant. La sobriété des décors d’Erich Wonder, recréés par Kaspar Glarner, les lignes géométriques du premier acte – après un prélude où rien d’autre qu’un voile blanc n’est visible – avec ses strictes délimitations d’espaces carrés et ses jeux de lumière cuivrée, voire mordorée, les déambulations et les étreintes de Tristan et Isolde au deuxième acte, parmi les cuirasses alignées dans la lumière bleu sombre, puis les gravats qui jonchent le sol au troisième acte, dans une scène de dévastation profondément poignante, sous un éclairage gris que seule vient éclairer, à la fin, l’arrivée lumineuse d’Isolde, sont constamment en phase avec le texte et la musique. À cette maîtrise des lumières dues à Manfred Voss et recréées par Ulrich Niepel répond la beauté hiératique des costumes conçus par Yohji Yamamoto, qui subvertit lui aussi le rapport ordinaire au temps, en jouant sur les codes et les époques.
© Stofleth
Qu’allait devenir cette mise en scène avec d’autres cantatrices, d’autres chanteurs ? Telle est la question que se posaient certain(e)s, non sans quelque inquiétude, ces derniers temps. En un mot, c’est une réussite : grâce, tout d’abord, à Ann Petersen, pourtant annoncée souffrante le soir de la première, qui est une Isolde remarquable, toute de subtil frémissement, dotée d’une projection superbe, et capable aussi de merveilleux piani, communiquant une émotion intense tout au long de l’œuvre et lors de sa dernière apparition. Déjà remarquée lors de sa prise de rôle en Isolde en 2011 à Lyon, elle avait aussi recueilli des lauriers dans les rôles de Freia en 2010 et de Senta en 2012 à Orange.
Si Daniel Kirch déçoit un peu dans les deux premiers actes, malgré un beau timbre, en raison d’une projection insuffisante, on comprend, le moment venu, que le ténor allemand s’est ménagé pour le troisième acte, redoutable, dans lequel il déploie toutes les ressources de son chant, comme si le personnage de Tristan ne se révélait pleinement que dans le décor cauchemardesque de cette terre dévastée d’où émerge un fauteuil défoncé recouvert d’une bâche grisâtre et poussiéreuse.
Brangäne bénéficie de la voix puissante et expressive d’Ève-Maud Hubeaux, qui allie au soin de l’articulation une excellente diction de la langue allemande. La stature vocale de Christof Fischesser est grandiose, ses graves majestueux, et son Roi Marke est saisissant de chagrin et de noblesse. Alejandro Marco-Buhrmester, annoncé souffrant à l’instar d’Ann Petersen, réussit cependant, comme la cantatrice, à donner le meilleur de lui-même en Kurwenal (la beauté de son timbre avait été soulignée dans ce même rôle en 2008) avec une intensité dramatique et une présence vocale qui rappellent l’impression laissée par son interprétation de Klingsor à Lyon en 2012.
Hartmut Haenchen dirige avec une précision impeccable l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, toujours dans une parfaite adéquation avec le mouvement même du texte. La réflexion que le chef a menée sur les tempi donne ici des résultats parfaitement convaincants. Si l’on peut trouver parfois certaines phrases musicales un peu sèches, notamment dans l’introduction et dans le premier acte, d’autres passages libèrent un lyrisme plus ample, notamment le début, magistral, du troisième acte, puis tout son déroulement, lequel donne à entendre la ductilité du temps jusqu’à sa résorption finale, son effacement progressif. Du grand art.