Décidément Miami n’est plus cette ville sans personnalité où l’on venait dans les années 70 se réfugier, au soleil, des hivers rigoureux de New York ou de Montréal. C’est devenu une métropole prospère et opulente, à l’architecture enfin préservée et fière de sa diversité culturelle (trois langues officielles dans les lieux publics: l’anglais, l’espagnol et …le haïtien). Une ville qui s’exprime musicalement partout et, notamment, au cours de la saison symphonique dans un splendide auditorium à deux pas de la mer et, durant la saison du Florida Grand Opera, dans l’immense vaisseau du Adrienne Arsht Center (2400 places). Un opéra dirigé par Susan Danis, une jeune femme de convictions et d’audaces qui, depuis quelques années, fidélise un public de plus en plus nombreux dans une ville où la tradition lyrique se résumait aux quelques titres du répertoire habituel. Ainsi dans une courte saison (quatre ouvrages), financée surtout par des fonds privés, elle programme un opéra inconnu ou contemporain, capable d’attirer le plus de spectateurs possibles, en liaison avec l’histoire et la culture de Miami. Après The Passenger du polonais Weinberg (1919-1996) qui avait mobilisé un public nombreux l’an dernier, elle a choisi cette saison un opéra cubain qui a connu un grand succès au Fort Worth Opera en 2010, au point qu’un enregistrement avait été réalisé dans la foulée. L’impression ressentie à l’audition du CD est beaucoup plus forte à Miami où l’interprétation et la réalisation scénique ont une plénitude à la mesure de ce grand opéra de notre époque.
Le compositeur cubano-américain Jorge Martín, né à Cuba et arrivé enfant, avec sa famille, aux Etats-Unis, au début des années 60, s’inspire de l’autobiographie de l’écrivain cubain Reinaldo Arenas (1943-1990), Avant la Nuit (Antes que Anochezca). Publiées en 1992 après la mort de l’auteur, victime du sida en son exil new yorkais, ces mémoires ont été portées au cinéma, en 2001, par le peintre et cinéaste Julian Schnabel. Un succès retentissant : la performance de l’acteur espagnol Javier Bardem crevait l’écran. Mais, plus encore que le film, c’est sans doute l’opéra qu’Arenas aurait aimé. Dans sa littérature, la poésie nimbe d’onirisme et de fantasque le récit de sa vie. Et l’opéra permet justement ce lyrisme qui transcende le quotidien. Ce qui n’exclut pas l’évocation de la vie tragique et violente de l’écrivain, la persécution dont il a été victime, la répression exercée contre le peuple : exécutions, interrogatoires, tortures, prisons, jusqu’à l’exode de milliers de Cubains, dont Reinaldo, depuis le port du Mariel en 1981. La mise en scène de David Gately est elle aussi très puissante et très poétique. Les scènes se succèdent avec fluidité grâce à des projections (Peter Negrini), d’une beauté à couper le souffle. La direction d’acteurs est remarquable et les chanteurs sont d’un naturel confondant. On se croirait parfois dans un musical de Broadway dont certains accents rythment d’ailleurs plusieurs fois l’opéra. Le chœur du Florida Grand Opera est d’une belle couleur vocale et remarquable d’homogénéité. Les choristes se sont passionnés pour cette œuvre et leur investissement impressionne.
L’orchestre est ici un protagoniste essentiel. Christopher Allen, à la tête de ses musiciens, emporte l’auditeur dans une symphonie lyrique et rutilante, violente aussi et soudain tendre et pudique. C’est que la musique de Jorge Martín, américaine et « tropicale », est très cohérente en son incroyable diversité. Un compositeur très pudique qui parle peu de lui mais beaucoup des compositeurs qu’il aime : Britten, Poulenc, Chostakovitch, Sondheim. De courts thèmes parcourent sa partition foisonnante et éclosent soudain en des mélodies lyriques inspirées souvent de la musique populaire cubaine que Jorge Martín entendait enfant, discrètement rythmées par des claves.
Tant sur scène que dans la fosse, la tension ne se relâche jamais et l’auditeur est captivé de bout en bout. Une attention palpable le soir de la représentation.
Le livret du compositeur écrit en collaboration avec Dolores Koch, proche de l’écrivain, y est aussi pour beaucoup. Jorge Martín, passionné de théâtre, a un sens aigu de la prosodie, du temps dramatique, du rythme et des ruptures nécessaires.
A Miami, la distribution est remarquable. Le jeune baryton canadien Elliot Madore (29 ans) interprète le rôle de Reinaldo Arenas avec un engagement admirable : il ne quitte guère la scène durant les 2h20 que dure l’opéra. On connaît aujourd’hui l’excellence de l’école de chant canadienne. Elliot Madore possède une technique à toute épreuve qui lui permet, dans un legato porté par le souffle, une prononciation impeccable. On ne perd pas un mot du texte. Et quel timbre, capable des nuances les plus belles, de l’éclat vocal aux messa di voce sur le fil ! Anglophone il parle admirablement le français. Il serait un interprète idéal de la mélodie française. Sa présence sur scène est faite de la rigueur et de la sobriété qui sont l’apanage des grands acteurs. Il EST Reinaldo : le jeune paysan qui écrit des poèmes sur les arbres, le guerrillero dans la révolution, le Reinaldo persécuté parce que sa littérature est libre et qu’il est rebelle et homosexuel. Et surtout parce que la beauté qu’il recherche partout ne peut être que subversive. Tout le long de l’opéra, Reinaldo est guidé par ses muses, la mer (la soprano Melissa Fajardo) et la lune, un peu comme chez García Lorca. La Lune et la Mère de Reinaldo sont interprétées par la soprano cubaine Elisabeth Caballero à la voix ample, aux aigus épanouis et au timbre velouté.
Belle idée que de faire intervenir des danseurs à plusieurs reprises. Dommage que la chorégraphie soit trop convenue.
Tous les autres rôles sont à la hauteur de l’ensemble. Le personnage d’Ovidio créé par Jorge Martín est inspiré par l’écrivain cubain Virgilio Piñera, fidèle ami et mentor de Reinaldo, ainsi que par ces écrivains qui ont dû faire leur autocritique en public en dénonçant leurs camarades. Le ténor dramatique Dinyar Vania a la voix et les aigus redoutables qu’exige le rôle. Citons aussi Calvin Griffin, chef guerrillero cruel et sans scrupules et le ténor Javier Abreu, délateur sournois à souhait. A l’entracte, le public applaudit à tout rompre l’orchestre et son chef alors qu’ils quittent la fosse. A la fin de l’ouvrage c’est une standing ovation immédiate de tous les spectateurs, émus aux larmes.
Au fond tient-on là ce que sera l ‘opéra du XXIe siècle ? Comme autrefois, quand les spectateurs aimaient découvrir les ouvrages lyriques de leur temps, ceux de Mozart, Rossini, Verdi ou Puccini et en fredonnaient quelques extraits en sortant ? Comme on se remémorait celles d’Avant la Nuit, le 18 mars dernier à Miami, par une belle soirée de printemps tropical. Qu’il nous soit donc permis de rêver à un vaste public enfin réconcilié avec l’opéra de notre temps et passionné par ses dernières créations !