Il était une fois un cheval fourbu et mutique nommé Gueule de rat, un perroquet ordurier qui s’appelait tout simplement Perroquet et qui, provoquant comme tous les emplumés de son espèce, balançait aux pires moments c’est-à-dire opportunément, leurs quatre vérités aux importuns. C’est aussi l’histoire d’un singe si humain qu’il en prendra la fuite. C’est surtout une histoire d’hommes, d’amours concupiscents, d’errances et de boue, de pluies diluviennes et de roulements de tonnerre. Une histoire de morts et d’une résurrection, de révolution et de trahison, d’inceste innocent, d’humour et de violence. C’est-à-dire une histoire de vie, de la ville tentaculaire de Buenos Aires grande consommatrice de vices. Une histoire de mal vivre trop bien assumée pour être simplement vécue par ses réprouvés.Bref la vie, tout génialement la vie de Venceslao le dissolu en quête d’absolu à travers une nature trop grande pour lui. Existence qui le dépasse et où il trépasse. Et tout ça, tous ces ingrédients épicés à l’excès se croisent, se télescopent, s’empoignent et se révoltent pour faire un opéra sur un livret tissé de maux écorchés vifs, une œuvre exentrique saturée d’une musique travaillée au scalpel.
Mais quel lyrisme exubérant ! Soulevé d’une fièvre incantatoire de danse macabre, ce bal des maudits porté autant que pétri par un univers sonore omniprésent, oppressant et cinglant, emporte tout sur son passage. Dans chaque scène, entre chaque réplique il s’immisce. Au point de ne faire plus qu’un avec le décor inquiétant, déprimant, jusqu’à se confondre avec lui. Torrent de sons, flot désordonné où se débattent les voix des protagonistes. Des voix ? Des cris plutôt. Des arrachements, des plaintes, feulements, vociférations, invectives et suppliques. Et tout ça forme un tout indissociable, une entité protéiforme, une polysémie sonore et sensuelle insécable, enchaînée aux existences misérables de ses pitoyables héros. Tout ça forme un cantique barbare et dissonant, un maelstrom épique et condottiere. Saga forcenée, épopée gesticulatoire et féroce, elle demeure furieusement émouvante. Sous la férule de Martin Matalon son géniteur, elle électrise un Orchestre d’Auvergne nullement décontenancé par les diaboliques complexités de ces croisements d’écritures entre motorisme acéré et bruitisme assumé. L’écriture luxuriante de Matalon, proliférante comme une jungle, mais articulée et construite avec la précision d’un mécanisme d’horlogerie à complications, si elle appelle toutes les audaces n’a pourtant rien d’une évidence.
© Francis Campagnoni
Les rugissements tonitruants du Venceslao bary-tonnant de Thibaut Desplantes, impitoyable tyran domestique polygame, en deviennent troublant de tendresse lors de son repentir final. Si la truculence du timbre et la puissance du registre sont bien au rendez-vous, le souffle comédien quelque peu en retrait ne lui permet pas totalement d’accéder à l’indispensable dimension du tragique. Les protagonistes doivent en effet composer entre la farce salace mâtinée bouffe et le drame omniprésent jamais ouvertement explicite. Fragile compromis qui réussit mieux à Sarah Laulan, rouée Mechita. Applaudie en novembre dernier sur cette même scène pour sa Périchole gouailleuse, elle renoue ici avec une duplicité qu’elle sait rendre appétissante en diable même si son rôle ne lui ouvre pas toutes les perspectives promises à son talent. Nettement plus avantagé par la partition, Mathieu Gardon réinvestit un Largui moins cacochyme que ravi de la crèche, aux aigus de tête flirtant avec le falsetto. Il en fait un souffre-douleur beaucoup plus réjouissant et humainement crédible sous des dehors Grand-Guignol. Triple ban à la performance d’Estelle Poscio, qui triomphe d’une laryngite pour affronter la complexité vocale et psychologique de China. Elle fait subtilement glisser la prude oie blanche sur la pente savonneuse du crime avec une ingénuité d’une torride perversité. Et, à l’insu de son plein gré, c’est en toute bonne foi et candeur qu’elle empoisonne enfant et mari, se partageant sans état d’âme entre crapulerie comédienne et grands écarts vocaux. Colorature ascensionnelle, elle franchit les sauts d’octaves avec une grâce insolente et une conviction jubilatoire. Vertiges stratosphériques du registre que lui rend bien le ténor Ziad Nehme qui fait culminer son Rogelio à des sommets étourdissants.
Tous sacrifient à l’ivresse des cimes exigée par une partition intraitable où alternent, se mêlent et se succèdent à un rythme effréné les registres vocaux les plus divers, du sprechgesang au récitatif en passant par la déclamation et le chant pur. Le tout sur des dialogues dont la trivialité quand ce n’est pas la provocante vulgarité, apparaissent comme autant de pavés dans la mare des niaiseries et conventions du grand répertoire. La scène ostentatoirement scatologique de l’empoisonnement où Rogelio se vide de ses entrailles ne peut être autrement vécue. Copi, proche de Topor, complice d’Arrabal et Jodorowsky, tous joyeux iconoclastes du mouvement Panique, cultivaient le blasphème esthétique avec conscience et application. Extravagance que l’on cherche en vain dans la mise en scène de Jorge Lavelli trop soucieuse de réalisme dans les costumes et accessoires. Sur ce plan, Copi privé d’une dimension essentielle à son salutaire credo transgressif perd un peu de sa substance. La partition remet heureusement les pendules à l’heure. La bonne surprise vient d’un Orchestre d’Auvergne pourtant peu familier d’univers contemporains aussi radicaux.
En tournée au Théâtre du Capitole de Toulouse les 2, 4, 7 et 9 avril ; à l’Opéra de Marseille les 7 et 9 novembre ; à l’Opéra de Montpellier les 26, 28 et 30 janvier 2018 ; à l’Opéra de Reims le 11 février ; au Teatro Municipal de Santiago du Chili et au Teatro Colon de Buenos Aires.