A Monte-Carlo les Rossini se suivent et ne se ressemblent pas. A la grâce qui avait caractérisé la mise en espace de Cenerentola succède la pesanteur de la mise en scène infligée au Barbiere di Siviglia venu de Lausanne. Depuis vingt ans qu’il travaille sur cette œuvre, Adriano Sinivia semble toujours croire qu’il lui suffit de l’adapter à sa fantaisie. L’opéra de Rossini, à la fois hommage et défi au Barbiere de Paisiello considéré comme inégalable, visait à la nouveauté mais entendait se situer sur le même plan d’élégance. A en juger par les gags accumulés, du plus éculé – la voiture d’où sort un nombre invraisemblable de musiciens – au plus trivial – Bartolo se hâte de tendre un rouleau de papier hygiénique à Basilio qui vient de se précipiter en coulisse – cette notion n’est pas le premier souci du metteur en scène. Ce qui l’intéresse, c’est de montrer le tournage d’un film consacré au Barbiere. Il se fait donc son cinéma et l’impose aux spectateurs, qui assistent contraints et forcés à la représentation d’une réalisation dans les conditions du travail en studio. Le livret a été soumis à un découpage préalable qu’un clapman vient annoncer au début de chaque scène. Même si ce plan de travail respecte l’organisation du texte, le lecteur a déjà compris que ces circonstances et ces interventions parasitent la continuité musicale et dramatique. D’ailleurs le soin apporté à faire évoluer une foule de comparses dans le studio, techniciens ou curieux, comme les va-et-vient des solistes entre la zone de jeu et le reste du plateau, tout indique que l’intrigue n’est qu’un prétexte pour Adriano Sinivia. Faut-il s’en indigner ? Ce n’est que Rossini ! Est-il utile de dire que ce spectacle, qui contribue à perpétuer la fausse réputation d’un compositeur peu regardant sur les moyens de divertir et n’accorde pas à sa musique le respect qu’elle mérite, est pour nous une mauvaise action ?
Mario Cassi (Figaro) et Annalisa Stroppa (Rosina) © Alain Hanel
Cela nous affecte d’autant plus que le projet est conduit jusqu’à son terme, avec le générique qui défile en fond de scène au format cinémascope après les pseudo-séances de postsynchronisation consécutives à la fin du tournage. Cette maîtrise est probablement le fruit de l’énorme travail préparatoire accompli par tous les participants puisque tout fonctionne quasiment sans faute. Comment ne pas regretter que cette énergie n’ait pas été mise intégralement au service de l’engrenage si bien réglé par les auteurs, dont le fonctionnement est si parfait qu’on en oublie qu’il découle de choix arbitraires auxquels leur efficacité dramatique et musicale a conféré le statut d’évidences nécessaires. Le plaisir d’en retrouver les rouages est ici constamment frustré par les interventions des techniciens – éclairagistes, perchman, maquilleuse – qui suivent le découpage. Pour brèves qu’elles soient elles fragmentent la continuité musicale et empêchent pour nous la tension dramatique de décoller. Le pire est que cela pourrait avoir eu une incidence sur les chanteurs. Des solistes, seuls Dmitry Korchak et Bruno de Simone peuvent revendiquer leur qualité de rossiniens ad hoc, de par leur formation et par la place que le compositeur tient dans leur carrière. Le ténor russe, dans un bon soir, a l’élan et la vigueur nécessaires pour exprimer l’ardeur passionnée d’Almaviva, mais il sait amoindrir et tenir les notes avec délicatesse. Sans problème notable d’émission, il couronne son interprétation d’un « Cessa di più resistere » de fort bonne facture. Soirée faste aussi pour le baryton, qui, peut-être à cause de l’attention qu’il doit porter à la mécanique du spectacle selon Sinivia, se montre d’une sobriété du meilleur aloi dans le rôle de Bartolo, les mimiques ou grimaces que nous avons d’autres fois trouvées excessives ne devenant jamais histrionisme envahissant. Comme l’agilité du chant syllabé est intacte et la projection aussi, même si elle n’a rien de spectaculaire, la prestation est mieux qu’honorable. Bonne prestation aussi pour la basse Deyan Vatchkov, Basilio contraint de se couler sous une table, et dont la souplesse vocale est à l’avenant, avec une étendue et une présence théâtrale très satisfaisante. En revanche Rosina a beau être, des deux rôles rossiniens d’Annalisa Stroppa, celui qu’elle fréquente le plus souvent, elle ne nous a pas semblé en maîtriser toutes les difficultés techniques et stylistiques avec le panache nécessaire. Le timbre ne nous a pas particulièrement séduit, les variations ne nous ont pas ébloui et certaines vocalises précipitées nous ont déplu. Cette demi-satisfaction est aussi l’impression que nous a laissé le Figaro de Mario Cassi, à qui il a manqué, pour nous, le brillant du timbre et la puissance nécessaire à l’homogénéité de l’émission, ce qui se traduit par des variations d’intensité du souffle, qui, même habilement gérées, sont peu compatibles avec l’objectif idéal du bel canto. Ce Figaro, sans être indigne, ne nous a pas conquis. La Berta d’Annunziata Vestri et le Fiorello de Gabriele Ribis tirent leur épingle du jeu, l’une et l’autre faisant preuve d’un abattage théâtral certain. Les choristes, qu’ils interviennent dans « le film » comme membres d’un orphéon, comme soldats, ou en coulisse des prises de vues, confirment leur réputation de qualité, précis et musicaux, sous la houlette vigilante de Stefano Visconti. Dans l’écrin de l’Opéra Garnier l’ouverture est à elle seule un manifeste : Corrado Rovaris obtient de l’orchestre, dans les premières mesures, une sensualité inconnue, qui pourrait être celle du jeune homme qui recycle l’introduction d’Elisabetta regina d’Inghilterra dans un contexte où la musique prend une signification différente. Cette caresse des cordes, si claire dans l’acoustique transparente de la salle Garnier, c’est l’expression comme inconsciente de la force vitale qui va pousser Rosina vers Almaviva comme elle l’a déjà poussé vers elle, et qui s’exprimera avec brio dans les éclats plus perceptibles que jamais des cuivres. C’est peut-être cette énergie première qui depuis deux siècles se transmet aux auditeurs et que nous ressentons, élément d’une lecture qui s’attache amoureusement à faire entendre l’invention, la vigueur, la subtilité et la fantaisie d’un compositeur si injustement minoré. Le public ne s’y trompe pas et il célèbre le chef à l’égal des chanteurs qui recueillent le plus de suffrages. Ce spectacle qui nous a tant irrité semble avoir plu largement. Personnellement nous nous serions bien passé de tout ce « cinéma » !