Quelle semaine pour les baroqueux ! Après les récitals de Sonya Yoncheva et Patrizia Ciofi, et tandis que l’on joue Marin Marais à l’Opéra Comique, c’est maintenant Julia Lezhneva qui rend hommage à un compositeur rare, Carl Heinrich Graun. Célèbre pour son activité à l’Opéra de Berlin et sa proximité avec l’empereur Frédéric II, Graun n’a pas encore bénéficié du retour en grâce de bon nombre de ses contemporains. Exceptés quelques airs entêtants de Motezuma ou de Cleopatra e Cesare, son nom demeure absent des programmes. L’insertion d’une de ses arias dans l’enregistrement du Siroe de Hasse a favorisé la rencontre avec Julia Lezhneva. Est-ce la raison pour laquelle la mezzo-soprano a décidé d’explorer davantage son œuvre ? Peu après la sortie de l’album, un concert témoigne de leurs affinités.
Julia Lezhneva est à présent connue : voix assez centrale au timbre pas franchement enjôleur mais si bien focalisée que ses mouvements sur scène n’ont quasiment aucun impact sur ce que l’on entend. Ce qui la distingue surtout, c’est son excellence technique : la précision ne cède jamais à la vélocité ; les variations proposées semblent parcourir toutes les entrées du dictionnaire belcantiste avec une musicalité et une pertinence stylistique incontestables ; les extrêmes de la tessiture sont abordés avec autant de ruse que de science. Julia Lezhneva peut prétendre au titre de meilleure technicienne belcantiste actuelle. Avait-on déjà vraiment déjà entendu un sextolet avant elle ? Il faut remonter à des phénomènes comme Beverly Sills pour retrouver une telle méticulosité, un tel pointillisme, ne serait-ce que dans les trilles. Les professeurs de chants devraient utiliser ses vocalises comme support pédagogique pour illustrer cet art de la colorature, c’est à dire de colorer les notes, d’en diminuer la durée. Pourtant, c’est longtemps ce qui a freiné notre engouement pour cette chanteuse : la technicienne scolaire, la gymnaste accomplie ne se faisait jamais danseuse. Performance certes, mais rarement art. Or depuis quelques années, Julia Lezhneva fait plus que jouer les poupées russes : non seulement ses variations sont de plus en plus surprenantes, mais l’actrice se révèle peu à peu et parvient à donner vie à tout ce stuc rococo. La prudence de la débutante fait place à la prise de risque de l’interprête.
La prudence restait cependant de mise dans ce concert parisien : quatre airs extraits de son dernier album contre cinq qu’elle avait déjà abordés à la scène et notamment à Paris. Pourquoi dans une soirée dédiée à Graun importer des airs de Handel ? La mezzo-soprano chante certes les gazouillis écrits pour la Bordoni avec un art et un entrain de plus en plus ravissants, ainsi que des notes piquées toujours plus aigües et nettes. De plus, les intermèdes instrumentaux occupent une part plus importante qu’à l’habitude. Enfin le premier air choisi (« La Gloria t’invita ») est sans doute le moins intéressant de l’album et fait vraiment office de tour de chauffe pour une voix encore grise à la projection limitée.
Du côté de l’audace, soulignons une fois de plus ces variations, qui n’ont certes rien d’improvisé, mais dont la haute ambition fait toujours craindre l’échec. Se lancer dans le « Mi pavento » de Graun en premier bis, ne fût-ce que par le da capo, peut être considéré comme un coup de poker. D’autant que, sans y atteindre les mêmes sommets expressifs qu’Ann Hallenberg, elle ne s’y « contente » plus d’aligner les notes. S’il n’y avait que ça, la performance serait déjà exceptionnelle, tant l’exécution s’avère hypnotisante – une sorte de mantra grisant et nerveux dans lequel Graun évoquerait presque Philipp Glass. Mais la vraie gageure fut les airs lents et dramatiques de Graun : « Senza di te » d’abord et ses phrases traînantes, où elle expose son sens du rythme et de l’animation de la ligne de chant par le seul trille ; « A tanti pianti miei » ensuite, dont elle souligne très bien l’alternance de sentiments dans la partie centrale, même si l’émotion y est trop stéréotypée, en manque de variété et donc de vérité. Avec « Parmi… ah no ! » cependant, grâce à une phrase initiale mainte fois reprise, et ses changements d’humeurs rapides, elle se dépasse et invente des variations sentimentales et plus uniquement vocales, au risque, si ce n’est rater, du moins de ne pas atteindre complètement une note aiguë ou d’altérer la perfection d’une vocalise. Qu’importe ! On y gagne tellement en vie et en tension dramatique, que l’on applaudit bien fort.
Passons sur un « Lascia la spina » qu’elle chante très joliment et avec plus de corps qu’auparavant, mais que nous sommes lassés d’entendre en bis, et sur cet « Alleluia » de Porpora, habile clin d’œil pour conclure le concert, mais qui n’est qu’une démonstration de virtuosité de plus, pour regretter l’absence de certains de plus beaux airs de l’album, notamment ceux extraits de L’Orfeo (« Sento una pena » surtout), Ifigenia in Aulide et Mithridate.
Un mot enfin pour le Kammerorchester Basel : dix-sept musiciens, c’est quatre de plus que pour les récitals baroques précédents à la Philharmonie et, dans la salle adéquate, la différence s’entend ! Energiquement dirigés du violon par Julia Schröder, ils donnent une saveur très agréable aux Concerti Grossi de Handel, ceux de l’opus 3 étant pourtant réputés moins riches que ceux de l’opus 6. On regrettera juste des vents peu sonores dans les ensembles, une ouverture de Coriolano un peu trop hachée et une présence moins affirmée que le Concerto Köln au disque, sans doute aussi par souci de soutien de la chanteuse dans ses périlleux numéros.