A part en France, où on ne les a guère vus en dehors de la tournée internationale d’Einstein on the Beach¸ les premiers opéras de Philip Glass semblent désormais solidement inscrits au répertoire, à en juger d’après la multiplication des productions ces dernières années : après Anvers, Akhnaten a récemment été monté à San Francisco et devrait être repris à New York, tandis que Satyagraha reviendra à l’English National Opera la saison prochaine. Fruit d’une coproduction avec le Komische Oper de Berlin et l’Opéra des Flandres, cette « Force de la vérité » est également à l’affiche du Theater Basel, qui poursuit son exploration du répertoire lyrique du XXe siècle, après Donnerstag aus Licht de Stockhausen l’an dernier et l’Orestie de Xenakis en début de saison.
Confier la mise en scène à Sidi Larbi Cherkaoui est une excellente idée. Même si sa vision des Indes galantes à Munich n’a pas fait l’unanimité – le DVD à paraître chez Bel Air Classiques permettra peut-être de réviser ce jugement –, tous s’accordent à reconnaître le brio de sa participation au Casse-Noisette de l’Opéra de Paris (DVD également prévu chez le même label). Et dans la mesure où Satyagraha est un opéra où des mots comme « intrigue » et « personnages » n’ont pas grand sens, il faut pour l’animer un metteur en scène capable de proposer une action qui s’ajoute à la musique afin de rendre visible le sens de l’œuvre, ou au moins d’intéresser l’œil. L’habileté du chorégraphe est ici d’avoir évité l’écueil du tout dansé, et d’avoir utilisé neuf membres de sa compagnie, Eastman, autant comme figurants ou accessoiristes que dans leur rôle premier. L’opéra de Philip Glass n’est en aucun cas une biographie de Gandhi, mais une évocation de son rôle politique ; de même, la mise en scène de Sidi Larbi Cherkaoui ne vise nullement la reconstitution historique, mais cherche avant tout à suggérer la nature du combat du Mahatma et à en prolonger l’esprit en incluant la lutte contre des formes plus actuelles de discrimination. Ses chorégraphies combinent beauté des mouvements et expressivité des gestes, pour traduire la violence et la haine auxquelles se heurta Gandhi : c’est que signifie aussi la peinture rouge dont on macule de grands panneaux portés par les danseurs, seuls véritables éléments de décor en dehors du sol qui se relève à l’arrière ou se soulève entièrement, source d’images impressionnantes. Jubilatoire, aussi, ce mouvement perpétuel qui s’empare de tous les participants lors de la scène où ils vantent les vertus du travail, en une musique qui semble ne jamais devoir s’arrêter.
© Sandra Then
Pour porter un tel spectacle, il fallait évidemment des chanteurs aptes à se mêler à cette chorégraphie. C’est ce qu’a su faire le Chœur du théâtre de Bâle, tout de bleu vêtu, dont la gestuelle duplique celle des danseurs. On admire chez les choristes une beauté sonore et un engagement de chaque instant, comme par exemple dans la scène des rires (« Confrontation and Rescue », Acte II). Quant aux solistes, leur responsabilité ne peut être comparée à celle qui incombe aux acteurs d’un opéra traditionnel : la plupart d’entre eux n’ont guère l’occasion de se faire entendre seuls, et leur voix est toujours superposée à d’autres au sein d’ensembles. Se détachent néanmoins les basses Andrew Murphy et Nicholas Crawley, ou la soprano Cathrin Lange dont les aigus planent au-dessus des notes de ses partenaires. En Mrs Alexander, Sofia Pavone bénéficie d’une intervention en solo pour laquelle elle manque peut-être encore un rien de projection, mais n’oublions pas que cette jeune mezzo faisait partie encore récemment de l’Opéra-Studio de Bâle. Bien sûr, le spectacle repose en grande partie sur les épaules de Rolf Romei, qui chante à Bâle toute la musique du XXe siècle, depuis le post-romantisme (Leukippos dans Daphné de Strauss, Paul dans La Ville morte, Egisthe d’Elektra l’an prochain) jusqu’aux dernières décennies (Stockhausen la saison dernière). Transformé en Gandhi, au moins dans la silhouette – crâne chauve et ample dhoti blanc, mais ni lunettes rondes ni petite moustache –, il offre une prestation qui laisse pantois tant il se fond parmi les danseurs dont il maîtrise les mouvements. Alors qu’on le pousse, qu’on le porte, qu’on le renverse, il continue à chanter d’une voix égale, avec une aisance surhumaine qui ne trahit l’effort à aucun moment.
A la fin de ces trois heures de spectacle, le public accorde des acclamations enthousiastes à tous les artistes, et notamment au Sinfonieorchester Basel, placé sous la baguette inébranlable de Jonathan Stockhammer, chef capable de diriger aussi bien Stephen Sondheim que Pascal Dusapin, et en qui la partition de Philip Glass trouve un avocat éloquent.