La sagesse séculaire véhiculée par les fables, les contes, qui franchissent allégrement les frontières, a trouvé un nouvel aboutissement avec l’opéra Kalîla wa Dimna, créé au dernier Festival d’Aix-en-Provence et repris à Lille, puis à Dijon. Né au Cachemire au début de notre ère, le texte, traduit en arabe, est parvenu en Occident au XIIe siècle, en castillan, sous Alphonse le Sage. La fable, didactique et moralisatrice, est rédigée pour l’éducation d’un prince. De ce corpus, les librettistes, l’un poète syrien en exil, l’autre, dramaturge française, ont extrait et assemblé quelques fables animalières pour construire une œuvre dramatique forte, dont la dimension humaine, sociale et politique n’échappe à aucun auditeur. Un musicien et chanteur d’origine palestinienne, Moneim Adwan, s’est chargé du reste, aussi essentiel. Ainsi un opéra chanté en arabe, et dit en français, sans rupture ni problème de compréhension prend-il une dimension universelle, dépassant les cultures cloisonnées. Le surtitrage dans l’autre langue est fort utile quand on n’est pas bilingue, mais l’oublie-t-on ponctuellement que l’on peut suivre l’action, tant la musique et l’expression dramatique sont démonstratives des actions et des caractères. L’histoire est simple, un garçon issu du peuple, Dimna, mû par l’ambition et la soif de reconnaissance, va gagner les faveurs d’un roi faible, enfermé dans son palais par une mère dominatrice. La sœur du premier, Kalîla, humble et sage, cherche à le décourager, en vain. Dimna flatte outrageusement le roi en introduisant auprès de lui un chanteur populaire. Le souverain, touché par ce poète auquel il se lie d’amitié, sort de son palais pour enfin goûter à la vie. Frustrés du pouvoir qui leur échappe, Dimna et la mère du roi vont provoquer une querelle où le roi condamnera à mort le pur Chatraba , le défenseur des humbles. La vérité finira par éclater, à la faveur d’un soulèvement : le poète-chanteur sera réhabilité et Dimna sera soumis au jugement d’un tribunal. Toutes les thématiques s’entrecroisent dans cette histoire subtile et forte : La soif de reconnaissance, les relations filiales, l’exercice solitaire du pouvoir et sa violence, la force de l’amour et de l’art.
La mise en scène, d’une rare intelligence, associée à une direction d’acteurs efficace jusqu’à la chorégraphie, autorise de multiples niveaux de lecture. Le décor est réduit à quelques éléments parallélépipédiques, mobiles, dessinant ainsi des espaces variés. Les musiciens, côté jardin sont de plain-pied dans l’action à laquelle ils participent. Au centre, un étage, royal, auquel on accède latéralement. Au fond un moucharabieh dont l’éclairage arrière renforce le caractère oriental. Les lumières et les costumes, somptueux, suffisent à nous entraîner dans ce monde fabuleux.
La musique ne renie pas ses sources, et c’est fort heureux : délibérément orientale, l’écriture est le plus souvent homophone. Cependant, outre les tuilages, on compte plusieurs ensembles (duos, trios, finale) qui s’apparentent aux schémas lyriques occidentaux. L’ensemble instrumental, bien que comportant un violon – virtuose – un violoncelle, une clarinette, outre le traditionnel qanûn et les percussions, réalise une partition proche du style d’un Fazil Say, qui intègre harmonieusement les deux traditions. Le chant est certainement ce qui est le plus ancré dans l’Orient : la modalité, la souplesse, les mélismes et la riche ornementation ne laissent aucun doute. Tous les interprètes sont rompus à cette pratique et donnent le meilleur d’eux-mêmes. Les voix sont puissantes, bien timbrées, chaudes. On se prend même à imaginer certains abordant le répertoire lyrique européen avec les extraordinaires moyens dont ils font montre. Telle la mère du roi, Reel Talhami, somptueuse contralto, aux graves sonores, tel Chatraba, chanté par Jean Chahid, belle voix de ténor, longue et colorée à souhait. Ranine Chaar, qui nous vient du Liban est Kalîla, mais aussi la conteuse, en français. Elle excelle dans ses deux rôles avec une parfaite maîtrise de notre langue. Mohamed Jebali, le Roi, traduit parfaitement l’évolution psychologique de son personnage. Quant à Dimna, c’est le compositeur qui l’incarne, avec un indéniable talent.
Moneim Adwan s’interroge : « à qui parle-t-on ? A qui s’adresse-t-on ? Ce projet part du désir de toucher le plus de monde possible », et il ajoute : « Il y a trop de gens qui vivent sans que personne s’intéresse à eux, trop de quartiers dans lesquels le soleil n’entre pas. Comment ouvrir les yeux de ces personnes ? Comment parler aux gens les yeux dans les yeux ? Comment leur dire qu’on est là pour eux ? » Ce soir, le public le plus large, des quartiers comme celui des abonnés s’est mêlé dans une forme de communion musicale aboutie. Premier opéra de Moneim Adwan, première mise en scène d’opéra d’Olivier Letellier : ce coup d’essai est magistral. Pas la moindre faiblesse, dans l’écriture comme dans la réalisation, une action, une narration qui vous suspendent aux lèvres des chanteurs, la réussite est complète.