Lors de sa création scaligère en 2011, la production de Robert Carsen avait reçu un accueil mitigé. C’était, lisait-on çà et là, un peu trop de minimalisme enté sur un peu trop de baroquismes. De fait, le pari de Carsen est là : faire du théâtre dans le théâtre sans rien concéder à ce que le théâtre même peut avoir de bricolé, de franchement rudimentaire. Leporello porte la livrée du machiniste. Don Giovanni change sept fois de costume à vue. Les décors coulissent et révèlent la profondeur de la scène. Les toiles peintes abondent. Câbles apparents. Structures visibles. Mais dans le même temps, il y a quelque virtuosité au maniement des artifices du théâtre. Les niveaux de scène changent, les fonds s’emboîtent jusqu’au tournis, les passages chantés depuis la scène abondent – trio des masques, duo de l’acte II, scène du cimetière –, et dès la première seconde, Don Giovanni jaillit d’une loge latérale, pour découvrir un immense miroir reflétant la salle tout entière. Il sera tout le long le maître du jeu.
Il y a là quelque chose d’infiniment roué qui, peu à peu, prend. Carsen se donne le temps lui-même de disposer les ingrédients pour que la recette opère. Et elle opère. Car un certain point, les frontières entre scène, arrière-scène, hors-scène se brouillent. Les effets de miroir et de reflet, le vertige saisit le spectateur devant ces allers-retours millimétrés entre les effets de réel et l’illusion parfaite. Cela ne va pas sans tordre quelque peu la narration (Anna dès la première scène sait qui est son agresseur, auquel du reste elle consent), mais à cela aussi on se prête parce que la distance entre le littéral et le spectacle est contrôlée avec une intelligence épatante.
Pour que cette mécanique redoutable fonctionne, il faut des chanteurs aptes à jouer sur le fil. Ce qu’assurément Carsen n’avait pas en 2011, bénéficiant d’artistes à l’indéniable instinct animal (Mattei, Terfel, Netrebko) mais sans le poids d’ironie distante voulu. Cette reprise bénéficie au contraire d’un cast étincelant d’intelligence vocale et scénique. Cela commence évidemment par Don Giovanni lui-même – Thomas Hampson en forme royale, dépensant une énergie inouïe, et suprême vocaliste lorsque la ligne se raffine : ainsi se dessine le visage complexe d’un Don à la fois enjôleur et sarcastique, qui est tout le propos de Carsen, et qui est la substance même de l’œuvre. La voix de Luca Pisaroni s’est considérablement assise et consolidée au contact de rôles plus lourds. La dose d’amertume et de cynisme que cette maîtrise lui permet d’insuffler à son Leporello en fait exactement le double acerbe – et artiste – de son patron. Les deux chanteurs se connaissent assez pour donner aux nombreux moments où l’opéra repose sur l’efficacité de leur association une alacrité rarement vue.
Ce pôle magnétique influence très évidemment une Anett Fritsch qu’on aurait redouté aux limites du rôle et qui s’y abandonne avec une énergie fiévreuse qui rafle la mise. Toujours plus problématique, le couple Anna-Ottavio vaut mieux dramatiquement que vocalement. Lui (Bernhard Richter) timbre idéal, noble de port, manifestement un peu contrarié par une tessiture qui lui arrache des notes tirées ; elle (Hanna Elisabeth Müller), voix fruitée, forçant pour se sortir Anna de la gorge, trouvant des accents touchants, des phrases réussies, mais semblant toujours un peu sous la toise, tant rien ici ne darde ni brûle. Couple de paysans sympathique et neutre (Mattia Olivieri et Giulia Semenzato). Commandeur tonnant et hiératique, comme il faut (Tomasz Konieczni).
Dans la fosse, Paavo Järvi commence doucement et finit fort. Comme s’il était happé par l’énergie même que les chanteurs apportent à leur incarnation. A l’ouverture assez conventionnellement jouée correspond un final endiablé, l’Orchestre de La Scala étant audiblement plus à son affaire dans cette dernière humeur que dans la première.