La Turquie est décidément un pays bien inclassable, puisque la première des nations visitées en 1735 dans Les Indes galantes est aussi la dernière à être évoquée dans L’Europe galante, livret rédigé en 1697 par Antoine Houdar de La Motte pour Campra. Indes ou Europe ? Peu importe, en fait, l’essentiel étant de fournir un prétexte à une mosaïque d’intrigues amoureuses. Après la mythologie antique et les héros épiques amplement traités par Lully et Quinault, de nouveaux personnages faisaient leur apparition sur la scène lyrique : de simples humains, certes stéréotypés, mais des humains tout de même. Des bergers français, des grands d’Espagne amoureux, des Italiens jaloux et, pour la Turquie, un sultan, ses odalisques et même son jardinier. Dix ans après la mort de Lully, le succès fut au rendez-vous et L’Europe galante fut reprise jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. L’œuvre fut ressuscitée en 1993 par Marc Minkowski, montée en 2005 par l’Académie d’Ambronay, mais elle ne s’est pas vraiment imposée, les tragédies de Campra – Tancrède, Idoménée – ayant davantage eu la faveur des interprètes. Pourtant, en 2015, William Christie et Robert Carsen ont ébloui avec des Fêtes vénitiennes de toute beauté, et par un curieux hasard du calendrier, L’Europe galante connaîtra deux productions différentes en ce second semestre 2017.
Avant Sébastien d’Hérin et son ensemble Les Nouveaux Caractères, qui donneront à entendre cet opéra-ballet à Versailles en novembre prochain, Hugo Reyne en proposait une version de chambre en clôture du festival Musiques en la Chabotterie, avant d’en diriger une interprétation plus complète au Konzerthaus de Vienne en janvier 2018 (choeur de dix chanteurs et orchestre passant à dix-neuf instrumentistes). Version de chambre, donc, pour La Chabotterie, car avec seulement dix musiciens et cinq chanteurs, on est forcément loin des fastes sonores de l’Académie royale de musique sous Louis XIV. Seuls quelques chœurs sont conservés, et beaucoup de danses ont été coupées. La méthode, brillamment appliquée à Atys en 2015, ne fonctionne peut-être pas aussi bien pour L’Europe galante : élaguer les divertissements d’une tragédie lyrique revient à supprimer le spectaculaire pour se focaliser sur l’intrigue dramatique, mais c’est une pratique sans doute plus dommageable dans un opéra-ballet, où les coupes ne sauraient introduire une cohésion délibérément absente d’une intrigue qui joue au contraire sur les contrastes. Des quatre entrées, c’est celle des Italiens de Venise qui se maintient le mieux, superbe affrontement entre une belle et son sigisbée jaloux, tout en monologues douloureux et dialogues assassins. Les Turcs se défendent assez bien, avec leur cérémonie finale en sabir, écho du Bourgeois gentilhomme, mais les deux premières entrées semblent un peu pâtir d’être tronquées. Pourtant, Hugo Reyne a pu s’assurer le précieux concours des chorégraphes Ana Yepes et Olivier Colin, qui apportent à cette version de concert le nécessaire contrepoint visuel de leurs interventions dansées, illustrant avec grâce et à-propos l’esprit des différentes nationalités représentées.
R. Champion, D. Saskova, A. Lefèvre, R. Delaigue, A. Ferrière © DR
Parmi les cinq chanteurs, tous ne sont hélas pas également convaincants. Cinq rôles échoient à Dagmar Saskova, et ce n’est que justice, tant la soprano tchèque nous enchante par son timbre fruité et son français impeccable, par son adéquation à ce répertoire qu’elle aborde avec une délicatesse qui ne l’empêche nullement de donner de la voix (initialement prévu dans la cour du Logis de la Chabotterie, et déplacé pour cause de grand vent, le concert est sonorisé, instrumentistes et chanteurs). De Romain Champion, l’Atys d’Hugo Reyne, on connaît les qualités qui font de lui une excellente haute-contre à la française : facilité dans le haut de la tessiture et expressivité constante de la diction prêtent une énergie enviable à ses incarnations, sans rien d’artificiel ou d’affecté, ce qui n’est pas si courant. Renaud Delaigue impressionne toujours autant par son aisance graves, et l’on voudrait seulement que ses notes plus aiguës bénéficient de la même assurance, son rôle de Turc lui convenant peut-être mieux que celui de Don Carlos. La prestation d’Aimery Lefèvre oblige à formuler des réserves déjà exprimées, et il est dommage qu’un chanteur doté de moyens aussi somptueux se soucie aussi peu de jouer la comédie : il n’offre en Silvandre qu’un bel indifférent, et en Zuliman un sultan assez peu concerné. On s’interroge enfin sur Alice Ferrière : est-elle vraiment la mezzo annoncée ? Dans le médium, les couleurs de sa voix donneraient à le croire, en effet, mais le rôle de la Discorde révèle un registre grave vraiment trop peu sonore, sans que l’aigu soit beaucoup plus satisfaisant. Méforme passagère ? Le public viennois en jugera en janvier prochain, la distribution ne connaissant d’ici là qu’une modification, puisque Guilhem Worms, frais émoulu du CNSMDP, se substituera à Renaud Delaigue.