Point culminant de l’édition 2017 du Festival Berlioz, oeuvre singulière, aboutie, inclassable, la Damnation de Faust se prête à toutes les productions : oratorio ou version de concert, mise en espace comme opéra à part entière. Celle-ci nous arrive des BBC Proms à La Côte-Saint-André, en forme d’hommage au compositeur. Les affinités de Sir John Eliot Gardiner avec le répertoire français sont connues. Il y a 25 ans, il enregistrait cette oeuvre avec l’Orchestre de l’Opéra de Lyon un CD devenu introuvable, (Anne-Sofie von Otter, Michel Myers, Jean-Philippe Lafont, René Schirrer). En préparation du 150e anniversaire de la disparition du compositeur (2019), dès 2014, il a initié un cycle Berlioz, qui sera couronné par Benvenuto Cellini.
Ce soir, la mise en espace revêt un double avantage : elle facilite naturellement la compréhension du public, mais, surtout, provoque un engagement physique de chacun qui contribue largement à son expression dramatique. Ainsi, Méphisto surgit-il du chœur pour rejoindre Faust, tout comme Brander avec les étudiants ; ainsi au finale de la deuxième partie, l’irruption du chœur des étudiants, auxquels se joint Faust, sur le proscenium ; ainsi la gestuelle ; ainsi l’expression des visages (béatitude de Faust durant le ballet des sylphes). On pense aussi au duo entre Marguerite et Faust, où chacun mime son rôle. Tout est juste et à propos. Dramatique, cette Damnation de Faust l’a-t-elle jamais été à ce point, au concert ou à la scène ?
La direction extraordinairement jeune, attentive, dosant les équilibres, toujours attentive aux solistes et aux couleurs de l’orchestre, force l’admiration, construisant les progressions, et surtout, impulsant une dynamique dramatique. Toute la palette expressive s’y trouve illustrée : de la rêverie la plus délicate à la chevauchée formidable de la course à l’abîme et au finale paroxystique, le souffle est bien là. L’Orchestre Révolutionnaire et Romantique, aux timbres identiques à ceux que connaissait Berlioz, répond merveilleusement à son fondateur. Très virtuose, capable des nuances les plus subtiles, il trouve les couleurs idéales, qu’il s’agisse des bois, savoureux et agiles, des cors et des cuivres comme des cordes veloutées, ou des percussions.
L’abondance des interventions chorales, leur caractère essentiel, font des choeurs un acteur à part entière (paysans, soldats, étudiants, gnomes et sylphes, follets, damnés et démons, esprits célestes). Au centre du dispositif, auquel se joignent le National Youth Choir of Scotland et les Petits chanteurs de Lyon, le Monteverdi Choir est prodigieux : sans doute le seul au monde capable de passer avec bonheur du premier baroque à Berlioz avec une telle adéquation stylistique. Rien ne trahit ses origines non-françaises tant la prosodie est soignée. L’œuvre est propre à griser, mais ce soir, les artistes des choeurs sont proprement électrisés. Puissants, au son très projeté, articulé à souhait dès le chœur des paysans, ils se mueront en des pèlerins fort crédibles avant que les buveurs entonnent l’Amen le plus grotesque qui soit. Chacune de leurs interventions mériterait d’être saluée. Unique réserve, qui concerne seulement le chœur séraphique de l’apothéose de Marguerite, la couleur étonnante, nasale, des voyelles (« a » et « i ») du chœur d’enfants.
Michael Spyres campe un Faust jeune, tourmenté, crédule, d’un romantisme juste, naturel, sincère. Un vrai ténor français, malgré ses origines, au très large ambitus, puissant, aux couleurs chaudes, avec de merveilleux aigus, lumineux, dont la diction est un modèle d’intelligence du texte. Son legato paisible, naturel lui permet de nuancer à plaisir, de peser chaque mot, chaque phrase. Chacune de ses interventions est un pur bonheur. Retenons son air « Merci doux crépuscule », d’une émission admirable, avec un la bémol de rêve (triple piano), évidemment le duo avec Marguerite, mais cette « Invocation à la nature », manifeste de l’artiste romantique par excellence, prend ici une dimension humaine et cosmique, d’une intensité dramatique poignante. Nous sommes transportés, hors d’haleine, dans la course à l’abîme, inexorable, démoniaque, terrifiés par l’effroyable pandoemonium, avec sa sauvagerie, ses cris d’une force inouïe. Les récitatifs, qu’ils soient confiés à Faust ou à Méphistophélès, sont toujours chantés avec une souplesse, un naturel qui leur confèrent une vie extraordinaire. Pour ceux qui n’ont eu le plaisir de l’écouter ce soir, signalons qu’il sera de nouveau Faust à Angers puis à Nantes, en septembre, dirigé par Pascal Rophé.
Le Méphistophélès de Laurent Naouri, énergique, bondissant, sarcastique, roué, hâbleur, ne séduit pas moins que le Faust de Michael Spyres. Chacune de ses interventions est un pur bonheur : la voix est sonore, bien timbrée, impérieuse à souhait, d’une intelligibilité constante. Ajoutez à cela les déplacements et le jeu et nous avons un Méphisto idéal. La chanson de la puce est truculente, l’intérêt ne fléchissant jamais au cours des couplets. D’un caractère bien différent « Voici des roses », puis la sérénade, très nerveuse, rapide, qui introduit le duo « Ange adoré », nous ravissent. Rien que les « Hop, hop ! » de la course à l’abîme suffiraient à notre bonheur, tant ils ont la magie de nous entraîner dans cette chevauchée folle. Mentionnons le Brander d’Ashley Riches, même si son intervention est presque limitée à sa chanson (« Certain rat, dans une cuisine »). La voix est sûre, sombre, expressive, et illustre fort bien cette page d’anthologie.
La Marguerite d’Ann Hallenberg n’est ni oie blanche, ni figure préraphaélite. Elle est simplement cette jeune romantique, rêveuse, dont la sensualité s’éveille. La voix est souple, longue, noble et humaine, toujours chargée de sens. Son français, pour n’être pas aussi exemplaire que celui de Michael Spyres, est de bonne tenue. La chanson gothique « Autrefois, un roi de Thulé », avec un orchestre aux couleurs automnales, très retenue, n’appelle que des éloges. Son duo avec Faust « Ange adoré », d’une extrême douceur jusqu’au feu de la passion, atteint la perfection. La sincérité, l’attirance réciproque sont traduits mieux que jamais. Une grande leçon de chant français, où l’orchestre fait également merveille. La romance « D’amour, l’ardente flamme », chargée d’émotion, avec un merveilleux cor anglais, est un chef d’œuvre. Servie par de beaux aigus, clairs, naturels, la tendresse et l’accablement sont idéalement traduits.
Il reste à souhaiter qu’un enregistrement suive, préservant l’esprit du « live », puisqu’aucune prise ne semble avoir été réalisée. Une distribution homogène, idéale, des chœurs somptueux, un orchestre parfait, et la direction d’un très grand monsieur dont l’amour porté à Berlioz commande l’engagement, que demander de plus ?