La création en 2012 de ce Rigoletto mis en scène par de François de Carpentries ne nous avait pas totalement convaincu, en partie du fait des chanteurs mais aussi de la scénographie. Cinq années plus tard, l’impression à la sortie de cette matinée est beaucoup plus favorable, sans doute en partie grâce à une équipe renouvelée.
Le rôle-titre est tenu par Davit Babayants, un baryton familier du répertoire verdien (il a remporté le 1er prix du concours international des voix verdiennes de Busseto en 2011). C’est également un habitué des Arènes de Vérone, ce qui aurait pu faire craindre une interprétation manquant de finesse. Si la voix est effectivement puissante et bien projetée, le baryton a bien d’autres cordes à son arc, en particulier une diction mordante et une belle égalité sur toute la tessiture. Il habite surtout le bossu (violent avec sa fille, il est dans cette production au demeurant assez peu sympathique) avec un naturel qui dénote une grande familiarité avec le rôle. On pourrait toujours pinailler sur un timbre plutôt monochrome ou certains aigus légèrement tirés, mais ces vétilles ne font pas le poids face à l’intensité de l’incarnation.
Aux côtés d’un tel Rigoletto, la Gilda d’Ulyana Aleksyuk semble bien fragile. Elle ne peut rivaliser en termes de volume et est quelque peu écrasée par son père, en particulier au premier acte. La jeune soprano ukrainienne fait pourtant valoir un timbre singulier, légèrement voilé, et une belle virtuosité au service de l’expression, délivrant un « Caro nome » d’une grande pudeur et une scène finale particulièrement prégnante.
Appelé au moment des dernières répétitions en remplacement de Fabrizio Paesano, souffrant, Rodrigo Porras Garulo (le Duc) est membre de la troupe du Théâtre de Karlsruhe. On remarque dès son entrée une belle présence scénique et une voix sonore, au timbre séduisant, plus corsé qu’habituellement dans le rôle. Sa biographie révèle que le chanteur a bien chanté le Duc de Mantoue dans le passé, mais son répertoire actuel tourne davantage autour de Don José, Caravadossi ou Maurizio d’Adriana Lecouvreur. La fréquentation de ce répertoire plus lourd se ressent, le ténor mexicain émet ses suraigus systématiquement en force et en évite certains (notamment le contre-ré « traditionnel » de « Possente amor mi chiama »). En revanche, il sait également alléger sa ligne, la voix se faisant alors dangereusement caressante : on comprend que Gilda ne puisse lui résister.
Les seconds rôles sont également fort bien distribués. Luciano Montanaro maîtrise sans problème la tessiture de Sparafucile même si on pourrait souhaiter couleurs plus abyssales pour l’assassin. Sa sœur Maddalena trouve en Ahlima Mhamdi une interprète parfaite, avec le zest de vulgarité nécessaire. Le « Bella figlia dell’amore » est d’ailleurs un des sommets de la représentation. Le Monterone de Julien Véronèse est suffisamment rageur pour impressionner et Eléanore Pancrazi tire son épingle du jeu en Maddalena point trop matrone.
Le Chœur de l’Opéra de Tours très sollicité, scéniquement et vocalement, fournit une partie de la distribution (Borsa, Marullo, les époux Ceprano et le page). Que ce soit pour le chœur des courtisans ou le chœur à bouche fermée de la tempête, il brille par ailleurs par son engagement et sa précision.
Le chef, Bruno Ferrandis, participe également à la réussite du spectacle : d’une attention extrême pour les chanteurs, usant intelligemment du rubato, et sachant faire susurrer l’orchestre pour ne pas les couvrir, il n’en perd pour autant jamais la pulsation et construit implacablement la malédiction. On sent une belle entente avec les musiciens de l’Orchestre Symphonique Région Centre Val de Loire/Tours dont il fait ressortir de beaux détails orchestraux.
Est-ce du fait de la réussite musicale que la production nous a moins gêné que lors de la création ? Les décors de Karine van Hercke à base de triangles formant des parois caractérisent habilement les lieux et sont plutôt esthétiques (en particulier la maison de Rigoletto au clair de lune). On reconnaît également des qualités à la mise en scène, en particulier une très bonne retranscription de la violence à la cour. Restent cependant des faiblesses déjà identifiées lors de la création, dont une tendance à appuyer le propos (les mimes et danses des courtisans ou l’acte sexuel en ombre chinoise dans la chambre du Duc sont redondants). Mais c’est surtout le dernier acte qui laisse le plus perplexe : on ne comprend toujours pas pourquoi Gilda revient chez Sparafucile en robe de mariée alors qu’elle est sensée revêtir un habit d’homme. Cela rend la scène de l’assassinat totalement improbable et lui retire une bonne partie de son pouvoir dramatique.