Son titre pourrait laisser croire le contraire, et pourtant I Puritani n’est pas une œuvre politique. Dans la France de Louis-Philippe peut-être a-t-on vu dans le personnage d’Arturo, fidèle des Stuarts, une allusion directe aux royalistes légitimistes opposés à la monarchie des Orléans. Mais assurément ni Bellini ni le comte Pepoli, son librettiste n’avaient le dessein d’évoquer la situation politique française. Leur choix d’adapter la pièce Têtes rondes et cavaliers semble plus simplement lié au désir de séduire le public en épousant la vogue dont jouit encore Walter Scott à Paris. Pour Bellini, la situation historique évoquée fournissait des situations pathétiques où des individus étaient ballottés par le destin, conditions propices pour « faire pleurer, trembler et mourir » ainsi qu’il l’écrit à Pepoli.
La création sera en effet triomphale, probablement grâce au quatuor de solistes qui étaient alors au firmament des scènes européennes. Depuis la distribution des rôles est la pierre d’achoppement pour tous les directeurs d’opéra. Il s’y ajoute aussi, à notre époque, les « relectures » censées renouveler l’intérêt du public, comme si les séductions propres à l’œuvre originale en étaient incapables. Heureusement à Monte-Carlo Jean-Louis Grinda a fait le choix d’une version de concert qui met les auditeurs en prise directe avec le chant, et recruté une équipe capable de servir avec honneur la partition.
Il fut un moment question d’intituler l’opéra Elvira et certes le personnage se taille la part du lion. C’est une Annick Massis visiblement détendue et maîtresse de ses moyens qui l’affronte avec le panache qu’on lui connaît dans ses grands jours. Le rôle est à son répertoire depuis longtemps et elle en maîtrise toutes les facettes, dont elle transmet intégralement la portée expressive par un chant inlassablement ciselé et qu’elle mime littéralement. Souffle long, contrôle constant de l’émission et un soutien assez vigoureux lui permettent, outre la souplesse impeccable, des aigus brillants dont la fermeté, la justesse et la tenue suscitent l’admiration de ses partenaires et l’enthousiasme général.
C’est du reste un des charmes de cette version de concert, au-delà de la qualité des exécutants, que cette confraternité visible entre les solistes. Elle apporte un piquant particulier aux jeux de scène auxquels ils se livrent, quand Arturo et Elvira se sourient, se caressent et s’embrassent, où l’auditeur se sent voyeur. Celso Albelo se prête au jeu pour un rôle qu’il a déjà incarné plusieurs fois. En juillet dernier, à Montpellier, nous avions trouvé excessif le recours à la force. L’avoir entendu il y a peu dans La Favorite à Liège nous a-t-il accoutumé à son expressivité vocale ? Ou le ténor a-t-il revu son interprétation ? Quoi qu’il en soit la prestation vocale nous a semblé beaucoup plus nuancée, traduisant peut-être une recherche artistique digne de respect et d’intérêt. Aussi savoir s’il a ou non émis les notes fatidiques nous semble vain : peut-être la générosité de l’élan aurait-elle froissé les oreilles des contemporains de la création familiers de Rubini mais elle n’a pas écorché les nôtres, ni celles d’aucun spectateur car les ovations ont été unanimes.
Marina Comparato (Enrichetta) Erwin Schrott (Giorgio) Celso Albelo (Arturo) et Annick Massis (Elvira) © Alain Hanel
Une des curiosités de l’œuvre est la portion congrue à laquelle se trouve réduit le père d’Elvira au profit de l’oncle de l’héroïne. Comme à Genève il y a quelques années, c’est la basse In-Sum Sing dont la voix profonde donne tout le poids possible au premier, à défaut de la densité dramatique absente. Le second rôle offre en revanche une variété de sentiments dont un interprète peut faire son miel. Erwin Schrott ne perd pas une ligne de son texte et grâce à une pâte vocale dont l’impact est immédiat il captive l’auditoire, avant de le subjuguer par la puissance de l’émission, sa ductilité et ses recherches de couleur jusque dans le bas de la gamme. Son duo avec Gabriele Viviani déchaînera l’auditoire, à juste titre. Pourtant ce baryton ne nous a pas entièrement convaincu. Le personnage de l’amant éconduit est complexe : cet officier a peut-être une rudesse toute militaire mais il a le cœur tendre, comme le démontre son air d’entrée, et il a bon fond, puisqu’après avoir résisté il finira par renoncer à vouloir la mort d’Arturo. Le Riccardo de Gabriele Viviani nous a semblé tirer, à tort, vers le méchant, et au fond très, trop proche de Verdi.
Peu favorisée par un rôle vocalement mineur Marina Comparato fait néanmoins valoir la teinte ambrée de son timbre et donne à la reine prisonnière toute la dignité convenable. Enrico Casari a été quant à lui un Bruno net et précis.
Les artistes des chœurs, nuancés comme on les connaît, nous ont paru curieusement « hypersonores » dans certains effets de contrastes. Serait-ce un effet de l’acoustique du lieu ? Nous nous sommes posé la question à propos de l’orchestre, dont la puissance par instants créait un effet de saturation que d’autres auditeurs partageaient. Au-delà des discussions sur la situation dans la salle reste qu’en d’autres occasions nous n’avons pas éprouvé la même impression de trop-plein sonore. Il faut bien s’interroger sur la conception du chef d’orchestre. Si les musiciens avaient été en fosse, le rendu eût été différent. Mais le chef a-t-il voulu faire de l’orchestre un personnage à part entière ? D’ordinaire il est soumis aux voix, alors que parfois on n’est pas loin de l’inverse. Quand cela n’assourdit pas, c’est jouissif, car les contrastes sont marqués avec une vigueur rare, et la précision de l’exécution des différents pupitres, où les cuivres, cors et trompettes, se distinguent, tisse une succession de plaisirs, pour nous et vraisemblablement pour Domingo Hindoyan. Mais cette énergie ne nuit-elle pas un peu à l’atmosphère ? La rythmique est à peu près impeccable, elle accompagne bien les chanteurs, mais la musique des Puritani va au-delà des accents marqués et des oppositions. Cette volonté de souligner les tensions est légitime, mais elle tend à rivaliser avec l’essence mélodique de la musique. Celle-ci crée, dans les apparentes redites qualifiées de tunnels par ceux qui mésestiment Bellini, le climat obsessionnel des âmes tourmentées. Il nous a été moins perceptible. Peut-être avons-nous tort, et cette voix de l’orchestre que nous aimerions moins clinquante, plus insinuante, est bien celle qui convient à l’ardeur romantique. Mais ne faudrait-il pas tenir compte, pour interpréter Bellini, de l’évolution des instruments ?
Heureusement ces réserves, on l’a compris, ne sont pas de nature à assombrir le tableau. Surprise de taille de découvrir que le concert n’affichait pas complet : les absents étaient-ils allés entendre Elton John ou pleuraient-ils Johnny Halliday ? Peut-être ignoraient-ils qu’ils auraient trouvé à ce concert les émotions qu’ils étaient allés chercher ailleurs ? Qu’est-ce d’autre, l’opéra, quand « par le chant (il fait) trembler, pleurer et mourir » ? Il parlait bien, Bellini !