Lorsqu’ils sont maquillés, les bons Contes font-ils les bons amis ? On pouvait craindre le pire. L’entreprise était originale, aventureuse, sinon hasardeuse, et particulièrement iconoclaste. Il s’agissait d’une réécriture, radicale, à partir de l’édition chant et piano de Raoul Gunsbourg (1904) : « tenter de proposer une version cohérente et présentable d’un chef-d’œuvre dont l’état originel et authentique n’existe pas ». N’ont été conservées que les pages incontournables, celles que chacun a dans l’oreille, orchestrées pour une petite formation, avec des récitatifs réduits au strict minimum, et des textes dramatiques faisant lien, plusieurs écrits pour la circonstance. Ajoutez une musique d’ameublement, ainsi que des images fortes, cinématographiques, vous mesurez la distance – abyssale – entre ce spectacle et tout ce que nous avons vu et écouté jusqu’à ce jour. Une heure cinquante sans entracte, c’est du concentré. Œuvre d’un tandem constitué par le chef, Nicolas Chesneau, et le metteur en scène-dramaturge-adaptateur, Mikaël Serre, dont c’est la première grande expérience lyrique.
Surprise ! Le spectacle commence avant les 9 mesures du prélude. En projection, une chanteuse en vogue, Stella, dont Lindorf est l’agent, répond aux interviewers, signe des autographes, mitraillée de flashes, acclamée par ses fans. Plus d’étudiants, des admirateurs donc, mais la chanson de Kleinzach, après les couplets de Lindorff, avec un chœur réactif, est un régal. Le prologue ne s’en porte pas plus mal : dramatiquement clair, musicalement juste, même réduit à l’essentiel. « Luther est un brave homme » disparaît, oublions. Les personnages de Niklausse et de la Muse sont pratiquement confondus. Quant aux secondaires, ils s’effacent souvent,
Sombre, voire noire est cette production. Ainsi, le seul moment de détente que ménageait Offenbach avec la surdité de Frantz est-il coupé. La violence y est fréquente, exacerbée, et elle choque particulièrement dans la mesure où c’est la triple héroïne qui en est la victime. En quoi faire du père d’Antonia un père incestueux ajoute-t-il à l’ouvrage ? Les clins d’œil sont quasi permanents : de l’apparition d’Olympia, call-girl sortie tout droit de l’iconographie du film d’espionnage, armée de sa kalachnikov, aux défilements publicitaires en façade d’immeubles de l’Amérique de l’entre-deux guerres… Impossible de les citer tous tant ils abondent. Une version de chambre, avec pour principaux accessoires un grand lit circulaire, lieu des ébats d’Hoffmann et de ses amours, et des flippers, dont on verra l’usage musical. Visuellement, la subtile addition des plans dessinés par les rideaux et des projections vidéo est une réussite incontestable. La greffe prend également dans le domaine sonore, puisqu’aux numéros originaux s’ajoutent les apports de Peter von Poehl, musique concrète qui intègre les sons amplifiés des flippers, dont jouent les protagonistes, ainsi qu’une ballade contemporaine, un slow. Les alternances ne choquent pas, conduites avec discrétion et goût. Par contre les dialogues ajoutés – citant Nietzsche, Bergman et Houellebecq – sont par trop bavards au dernier acte, et parfois triviaux. Si, malgré les coupures, le prologue et les deux premiers actes suivent avec fidélité le livret et la musique, le dernier, fort peu vénitien, connaît quelques mutilations. L’action semble se précipiter pour laisser Hoffmann pantelant, éprouvé par le récit de ses malheureuses amours. La direction d’acteur exemplaire, efficace, obtient un engagement physique considérable de chacun, jusqu’à l’outrance parfois.
L’orchestration, originale, de Fabien Touchard, est une belle réalisation. On est à la fois dans le domaine chambriste, compte-tenu de la petite formation (quintette à cordes, quintette à vent et piano), avec des textures allégées, colorées, une grande dynamique, mais aussi à la limite du symphonique, avec l’ampleur suffisante pour conduire des progressions convaincantes et des contrastes accusés. La souplesse de la direction, la mise en valeur du chant sont un régal. Nicolas Chesneau, dont on connaît les qualités, conduit ses musiciens et les chanteurs avec maestria.
© Gilles Abbeg
Hoffmann est Kévin Amiel. En quelques saisons, ce dernier a accumulé les succès et s’impose comme un ténor avec lequel il faut compter. La voix est claire, sonore, charnue, dans une très large tessiture, avec une égalité de registre qui force l’admiration. La ligne, l’articulation sont exemplaires. Alors qu’il est vocalement et dramatiquement sollicité en permanence, compte-tenu de la contraction de l’ouvrage, il fait preuve d’une aisance confondante. A suivre ! Toujours séduisante, voire séductrice, Samantha Louis-Jean, tour à tour Stella et les trois amours d’Hoffmann, caractérise à merveille tous ces personnages avec leur tessiture singulière. La voix sait prendre les couleurs, les accents, les intonations de chacune de ces femmes. L’émission est aussi riche dans l’aigu du soprano léger que dans les graves du soprano dramatique, sans que le médium en souffre. Son engagement est tel que l’on s’interroge sur sa capacité à chanter sept fois en neuf jours…Comme Samantha Jean-Louis, Damien Pass conserve une légère pointe d’accent. Loin d’altérer la compréhension du texte, elle confère une étrangeté bienvenue. Alors que de Lindorf à Dapertutto, il incarne le diable, pourquoi lui avoir donné des traits aussi sympathiques, aussi peu différenciés ? Trop beau pour être vraiment l’absolu négatif de Hoffmann, y compris dans son chant. La voix est solide, mais un soupçon de noirceur donnerait plus de crédibilité aux personnages maléfiques qu’il incarne. Le rôle de Niklausse-La Muse est quelque peu sacrifié. Dommage. Marie Kalinine, voix riche, profonde, aux aigus admirables, excelle dans le répertoire français (on se souvient de sa Marie, des Dialogues des Carmélites à Saint-Etienne). Son tempérament dramatique est indiscutable. Si sa présence scénique est constante, et que « une poupée aux yeux d’émail », comme la barcarolle demeurent, la réduction des récitatifs et dialogues nous prive d’une voix que l’on aurait plaisir à écouter davantage. Frantz – Matthieu Chapuis, qui chante également Nathanaël – nous offre une belle chanson, assortie d’acrobaties originales. Les autres rôles sont tenus par des artistes du chœur, et aucun ne démérite. Ces chœurs, même abrégés, sont d’autant plus remarquables, que dirigés depuis l’arrière-scène, avec écrans, leur précision est pratiquement sans défaillance en dépit des mouvements exigés par la mise en scène.
Au sortir de cette surprenante et captivante production, on s’interroge : Michaël Serre sert-il Offenbach ? Malgré la violence de certaines scènes et la trivialité de quelques dialogues, malgré une dimension fantastique et poétique réduite par le réalisme, malgré l’occultation de Venise, l’esprit est là, servi par des interprètes jeunes dont l’engagement est exceptionnel. La preuve est faite qu’en conjuguant l’intelligence et les talents, il est possible de gagner un pari aussi audacieux, transgressif.