Mozart au cabaret ! Belle exploit de migration spatiotemporelle que cet Entführung aus dem Serail, nouvelle coproduction du Centre lyrique d’Auvergne à l’Opéra de Clermont-Ferrand. Dans un parti pris dramaturgique qui de prime abord interpelle, Emmanuelle Cordoliani touche à travers sa mise en scène au plus près de la grande problématique mozartienne : la réflexion sur la mort. En prenant sans dérailler le train d’une modernité vintage années 30, son « Sérail Cabaret » redistribue les rôles et affine les profils psychologiques des protagonistes avec une rectitude sans complaisance et non moins d’à propos. Son tripot crapuleusement sélect devient l’espace métaphorique où se croisent et se confondent la tragédie de la solitude la plus noire et la parodie bouffe la plus débridée. On est donc bien chez Mozart ! Loin d’être factice, l’édifice imaginé par Emmanuelle Cordoliani évite l’écueil d’un anachronisme réducteur quant au fond. Au-delà du pur plaisir d’articuler un comique de situation où la cocasserie le dispute à l’impertinence, la metteuse en scène ne perd jamais de vue la tension inhérente à l’intrigue. Entre brio des arias et réparties cinglantes se glisse l’omniprésence du drame. Par la magie des lumières, le vernis des couleurs vives du décor de ce lieu de plaisir vire peu à peu jusqu’à s’estomper sous la grisaille.
Dans le même temps au gré des situations, l’allemand des récitatifs se colore d’espagnol, de français, d’anglais, d’italien et de persan ! On se laisse emporter dans le tourbillon de cette tour de Babel, gagné par le rythme, la vivacité et l’inventivité des tableaux : l’inénarrable trio de marionnettes de l’acte I, ou sur le pathétique « Traurigkeit ward mir zum Lose » de Konstanze les yeux bandés tel un ange de justice, ou encore cette insolite pantomime entre Pedrillo et Belmonte au dernier acte.
En redonnant à Selim Bassa la dimension centrale qui est la sienne, la metteuse en scène résoud l’énigme du seul rôle non chanté de l’ouvrage : le tyran se métamorphose en chantre de la liberté. Incarné par Stephane Mercoyrol, impressionnant comédien, mi-tenancier glauque mi-grand seigneur mafieux, ce clone glaçant de Danny Trejo à la voix de rogomme porte la tragédie à un haut degré de tension jusque-là souvent occultée. Noblesse de caractère et grandeur d’âme en font l’archétype du héros antique, bafoué en amour et perdu dans sa solitude. Il devient le personnage clef de cette « Passion » au point que les autres protagonistes font presque pâle figure tout occupés qu’ils sont par la vacuité presque infantile de leurs egos amoureux.
© Ludovic Combe
Pour légitimer cette métaphysique de la solitude qui fait la grandeur du personnage, Emmanuelle Cordoliani fait appel à des classiques de la poésie mystique turque et persane de l’âge d’or de l’Islam. Traversent ainsi l’espace mozartien, une déploration du turc Yunus Emre sur la douloureuse solitude existentielle, un mélancolique et long monologue de Djalal ad-Din Rûmi sur le sommeil et l’amour, et plus près de nous un sonnet sur Les Mille et une Nuits du nicaraguayen Ruben Dario. Mercoyrol s’offre le luxe polyglotte de jongler du français à l’allemand, et de l’espagnol au persan.
Quant à Osmin, chatouilleux gardien du Sérail il se reconvertit en videur-prestidigitateur sous l’impressionnante carrure de Nils Gustén. Basse éloquente, cet ogre vocal traduit avec un rare bonheur tous les chromatismes et les nuances du redoutable « Solche hergelaufne Laffen » dont il ne fait qu’une bouchée. Il joue à ravir des multiples facettes d’un personnage partagé entre violence, cruauté et duplicité qu’il pousse jusqu’à l’androgynie du travestissement. Dans la fameuse scène de l’ivresse, on le surprend très inspiré par les vers iconoclastes d’Omar Khayyam.
Dans ce temple du double-jeu et des situations interlopes le chaplinesque Pedrillo de Cesar Arrieta règne en maître. Factotum-illusionniste au timbre jubilatoire et malicieusement théâtral, ce lauréat du 25e Concours International de Chant de Clermont, va bien au-delà de la caricature de l’histrion dont on pénalise souvent son personnage. Arrieta le gratifie d’un bon sens non dénué de panache lorsqu’il lance un héroïque « frisch zum Kampf ». La ligne est souple et conquérante et rayonnante de vaillance.
Meneuse de revue boudeuse côté théâtre, Konstanze reprend vite ses droits côté lyrique avec une Katharine Dain hyper technicienne et flamboyante de passion vécue pour un « Martern alle Arten » de haute volée. Cette autre lauréate du 25e Concours de Chant déploie une projection radieuse, qu’elle sublime dans un « Ach, ich liebte » aux fins aigus vertigineux d’une noblesse désespérée qui n’a d’égal que l’admirable puissance dramatique du « Welcher Wechsel ».
Elisa Cenni lui oppose une Blondchen émoustillante en entraîneuse hyperactive. Difficile d’imaginer plus impérieusement enjôleur que son « Durch Zärlichkeit » ou délicieusement séducteur que son virevoltant « Welche Wonne, welche Lust » ! Le Belmonte de Blaise Rantoanina est en conformité avec l’hypothétique crooner qu’il incarne. Il remplit son rôle plus qu’avantageusement mais sans toutefois aller jusqu’à véritablement l’ennoblir. Exception faite de l’émouvant aria de la scène 5 de l’acte I où il libère un « O wie ängstlich » aux aigus lumineux de franchise.
Innervant l’intelligence scénique, l’âme de cette production revient à la direction vive et à la perspicacité théâtrale de Roberto Forés Veses. Il est la musicalité incarnée, toujours sur le qui-vive, totalement réactif aux tensions dramatiques comme aux transparences poétiques du Singspiel. Il suit les voix et les portent avec éloquence en faisant montre d’une science des contrastes toujours fluide. Il réussit l’exploit tant convoité dans L’Enlèvement, d’être omniprésent en jouant de légèreté et d’élégance. L’Orchestre d’Auvergne ultra sensible et réactif aux plus infimes inflexions de son chef, irradie d’enthousiasme.
En tournée à l’Opéra du Grand Avignon les 18 et 20 février ; à l’Opéra de Rouen Normandie les , 6, 8 et 10 avril ; à l’Opéra de Massy les 25 et 27 mai ; à l’Opéra de Reims les 13 et 15 janvier.