C’était il y a un an, lors de son portrait réalisé au Festival Présences, que Kaija Saariaho nous expliquait les enjeux de son dernier opéra en date Only the sound remains. Après la création en mars 2016 à Amsterdam, c’est donc à Paris d’en accueillir la création française dans l’écrin de l’Opéra Garnier.
Premier ouvrage scénique en anglais de la compositrice finlandaise, Only the sound remains prend pour livret deux pièces du théâtre nō japonais, dans leur traduction effectuée par Ezra Pound. Si la prose du poète américain est déjà chère à Saariaho (on se souviendra du cycle Sombre, pour baryton et ensemble), les deux histoires narrées intègrent volontiers quelques éléments d’histoire japonaise. Ainsi, dans la première partie intitulée « Always strong », un prêtre se recueille sur la tombe de Tsunemasa, un ancien courtisan de l’empereur. Apercevant une ombre, le prêtre devine qu’il s’agit du spectre de Tsunemasa, qui lui parle de sa nostalgie de la vie terrestre avant de disparaître dans l’ombre. Dans le deuxième tableau, « Feather Mantle », un pêcheur trouve le manteau de plume d’une sylphe. Celle-ci le supplie de le lui rendre et il n’accepte qu’à condition qu’elle danse pour lui. Ici aussi, la créature surnaturelle disparaît peu à peu dans la brume du Mont Fuji.
De ces deux sujets à la poétique aussi intense qu’épurée, la compositrice tire toutes les épingles du jeu. Car derrière une écriture hautement virtuose, qui privilégie volontiers les effets de saturation ou les allers-retours sul ponticello, se dresse un langage harmonique transparent, qui ne laisse entrevoir aucune faiblesse dans l’écriture et se refuse fort heureusement tout japonisme. Se souvenant probablement de ses années passées à l’Ircam, Saariaho intègre volontiers une large part d’électronique, donnant aux scènes les plus dramatiques l’écho puissant qu’elles méritent. Ainsi, la première intervention du spectre de Tsunemasa, ou au contraire la disparition progressive de la sylphe dans un nuage d’harmoniques aux cordes resteront particulièrement en mémoire.
Il faut reconnaître que la compositrice sait s’entourer des interprètes qui lui sont cher. Dans l’effectif de chambre réuni dans la fosse de Garnier, on retrouve la flûtiste Camilla Hoitenga, la kanteliste Eija Kankaanranta ou encore le Quatuor Meta4, tous interprètes réguliers de la musique de Saariaho, et réunis sous la baguette économe mais souveraine d’Ernest Martínez Izquierdo, qui s’était déjà illustré à Présences l’année dernière.
Moins habitué, le quatuor vocal Theatre of Voices déçoit un peu. Si chaque intervention soliste prouve que les chanteurs ont de la musicalité à revendre (pensons au timbre chaleureux de la mezzo Iris Oja ou aux aigus clairs et brillants de Paul Bentley-Angell), certains passages nous parviennent secs, plats et presque nasillards, assez hors propos donc pour une œuvre qui se veut aussi éthérée que celle-ci.
© Ruth Walz
C’est la proposition scénique de Peter Sellars qui est également à l’origine de quelques frustrations. Certes, le metteur en scène américain a tout les droits, car c’est de lui qu’émane la proposition de texte pour ce spectacle. Aussi, les images proposées sont souvent très séduisantes, faites de jeux de lumières aussi simples qu’efficaces. Les toiles de Julie Mehretu conscrivent l’action dans un cadre à l’esthétique primitive bienvenue, tandis que les interventions chorégraphiques de Nora Kimball-Mentzos collent parfaitement au sujet. C’est plutôt du côté de la direction d’acteurs que le bât blesse : pensant avoir besoin de tout illustrer, celle-ci se perd dans des détails inutiles, et peine à se détacher de l’action. Privilégiant le particulier, le metteur en scène finit par oublier le général, et c’est surtout la dramaturgie du deuxième volet qui en pâtit.
Au plateau, le nombre des protagonistes est réduit à son plus strict minimum : le baryton Davóne Tines se charge des rôles « terrestres » (Le Prêtre et le Pêcheur), alors que Philippe Jaroussky se voit confier l’incarnation de l’Esprit et de l’Ange (constat intéressant : il s’agit pour l’un comme pour l’autre d’un début in loco).
Nous avions déjà fait l’éloge du premier lors de sa découverte par le public parisien, toujours dans la musique de Saariaho. Fort heureusement, le baryton américain n’a rien perdu de son timbre chaleureux et corsé, couplé d’une présence scénique et d’un investissement corporel et musical exemplaire. On regrettera par endroits sa projection mise un peu en difficulté, car noyée dans les nappes sonores des grands ensembles.
C’est donc avec Only the sound remains que Jaroussky franchit pour de bon la porte de la musique contemporaine (quelques timides incursions avaient été tentées çà et là, sans véritable lendemain). Avec une compositrice aussi attentive au timbre que Saariaho, le résultat ne pouvait être que concluant. Dans une écriture faite de notes tenues, en crescendo dal niente/al niente, le contre-ténor expose crânement une voix pleine et brillante, seyant tout aussi bien au spectre passioné de Tsunemasa qu’à l’apparition fragile de la sylphe. Souhaitons donc simplement que la musique d’aujourd’hui soit un nouveau terrain d’exploration pour un des chanteurs français les plus en vue aujourd’hui.