Dans la salle provisoire de l’Opéra Confluence, où sont donnés les spectacles de la saison 2017/2018 de l’Opéra Grand Avignon, l’orchestre occupe une place importante entre le public et la scène qui, surélevée, semble insérée dans une boîte rectangulaire qui lui donne des aspects de théâtre de marionnettes. Dimension soulignée ce soir, pour Le Pays du Sourire, par une mise en scène qui fait évoluer les personnages comme des pantins dans les très beaux décors de Pierre-Emmanuel Rousseau, qui a conçu également de superbes costumes. La magnificence des couleurs, des images et des textures rend justice à l’opérette « romantique » de Lehár, à la dimension viennoise du premier acte tout autant qu’à la représentation de la Chine traditionnelle des actes II et III. Pour illustrer cette triste histoire de double échec amoureux, de couples que les préjugés culturels et le poids des coutumes ancestrales fragilisent et détruisent sans éteindre pour autant la passion réciproque, la proposition scénique fait le pari d’une dépersonnalisation des êtres. Comme manipulés par des ficelles, le comte Lichtenfels frise le ridicule, sa fille Lisa est une enfant gâtée, le diplomate Sou-Chong fait preuve d’une parfaite maladresse – et le chœur figure par une danse d’automates la vacuité du protocole viennois. Curieusement, si la supposée effervescence autrichienne donne lieu à si triste chorégraphie – excepté le duo du thé, discrètement dansé par Lisa et Sou-Chong –, la demeure chinoise figée dans la tradition bénéficie au deuxième acte d’un splendide ballet, d’une merveilleuse vitalité et d’une grâce authentique, véritable contrepoint à l’enfermement de Lisa dans une culture qui la prive de liberté. Il faut saluer les artistes du Ballet de l’Opéra Grand Avignon et la chorégraphie d’Élodie Vella pour cette intégration réussie du ballet de la version originale dans la version française de l’œuvre.
Lehár, Le Pays du Sourire, Avignon 2018 © Cédric Delestrade / ACM-STUDIO
La musique de Lehár, dans laquelle le lyrisme le plus délicat le dispute à la mélancolie la plus touchante, est bien servie par l’Orchestre Régional Avignon-Provence placé sous la direction de Benjamin Pionnier, avec la richesse de ses timbres et le soyeux de ses cordes, l’inspiration des solos de flûte et de violon, la sonorité des cuivres et la précision des percussions (aux résonances parfois excessives ici). C’est surtout cette musique que l’on entend, au point que les voix des chanteurs sont parfois couvertes par l’orchestre – ce à quoi le dispositif de la salle n’est sans doute pas étranger –, à l’exception du Chœur de l’Opéra Grand Avignon (direction Aurore Marchand), en tous points remarquable.
La soprano Amélie Robins campe avec aisance et aplomb une Lisa qui paraît, au premier acte, plus immature que « femme moderne » comme le voudrait Pierre-Emmanuel Rousseau dans sa note d’intention, pour acquérir un peu plus de personnalité aux actes II et III, ce que la cantatrice illustre très bien vocalement. On regrette toutefois de ne quasiment rien comprendre au texte chanté. L’habitude désormais ancrée du surtitrage fait chercher en vain le texte qui n’est pas projeté (choix arrêté en raison d’un texte chanté en français). Le personnage de Mi est incarné avec bonheur et de manière très convaincante par Norma Nahoun, qui possède une diction impeccable et une projection parfaite. Sébastien Droy prête à Sou-Chong la beauté d’un timbre flatteur avec, au premier acte, une ample sonorité qui malheureusement s’estompe au cours du spectacle, gommant, après les efforts déployés pour le tube « Je t’ai donné mon cœur », l’expressivité des autres airs des actes II et III. On le regrette, même si l’on peut y voir une illustration de la dégradation progressive de l’idéal qu’il incarnait aux yeux de Lisa. Le comte de Pottenstein est interprété par Marc Scoffoni, récent Michonnet à Saint-Étienne, dont on ne peut que souligner à nouveau l’excellence, et les qualités de timbre, d’inflexion, d’une articulation qui rend chaque mot compréhensible.
L’effondrement final des deux dernières marionnettes en scène, Sou-Chong et Mi, souligne l’interprétation tragique de l’œuvre qui ne s’appelle que par antiphrase Le Pays du Sourire, et dont le metteur en scène a voulu accentuer le sombre romantisme que suggère son appellation générique.