Alors qu’à Paris, Claude Debussy était mort le 25 mars 1918, de l’autre côté de l’Atlantique naissait le 25 août un certain Leonard Bernstein. A Paris, la Seine Musicale a devancé l’anniversaire en programmant West Side Story dès l’automne 2017, l’Athénée nous offrira bientôt l’excellent Trouble in Tahiti, et le Théâtre des Champs-Elysées fermera le cortège en octobre prochain avec Candide. Jusqu’ici, la palme de l’originalité commémorative revenait incontestablement à l’Opéra de Toulon, avec la création française de Wonderful Town. Oui mais, voilà, la production scénique de « Lenny » ne se limite pas aux musicals et autres formes plus ou moins proches. Bernstein aborda aussi l’opéra sérieux (pas forcément avec bonheur, voir A Quiet Place) et composa de nombreuses partitions orchestrales et vocales hors-normes, comme cette Messe que l’Orchestre de Paris a eu la bonne idée de programmer.
Commandée par Jackie Kennedy trois ans après l’assassinat de son époux, en vue de l’inauguration du Kennedy Center construit à Washington, cet « oratorio scénique » fut créé à l’aube des seventies. Un demi-siècle plus tard, l’aspect polémique de l’œuvre saute un peu moins oreilles, elle n’en causa pas moins un scandale retentissant. Pourquoi ? Parce qu’elle faisait alterner le texte latin de la messe catholique (hommage à l’Irlandais Kennedy) avec des textes en anglais exprimant le doute ou la révolte, en pleine guerre du Vietnam. Le FBI avait d’ailleurs déconseillé au président Nixon d’assister à la création de cette œuvre éminemment subversive… Et le mélange des genres est aussi la loi sur le plan musical, puisque Bernstein inclut, à côté des interventions « normales » d’un grand orchestre symphonique, la présence d’une fanfare, de musiciens jaz et pop accompagnant les songs de voix solistes. Les quelques premières minutes, sur bande enregistrée, avec haute voltige pour soprano colorature, entre autres, laisseraient même entrevoir une audace harmonique inhabituelle, mais cela laisse vite la place à une inspiration mélodique typiquement bernsteinienne. Partition foisonnante, qui fait appel à des effectifs pléthoriques, d’une durée proche des deux heures, ce qui pourrait laisser craindre l’indigestion.
Heureusement, lorsqu’elle est servie avec la ferveur déployée par les interprètes réunis deux soirs de suite à la Philharmonie de Paris, Mass passe comme une lettre à la poste. Déjà protagonistes du concert donné en 2013 dans le cadre du festival de Radio-France et Montpellier Languedoc-Roussillon, Jubilant Sykes et l’Ensemble Aedes réitèrent leur exploit. Le baryton américain est littéralement stupéfiant, et son jeu survolté compense largement l’absence de danseurs et d’acteurs initialement prévu par Bernstein autour du Célébrant/Récitant. Les voix sont sonorisées, mais la performance n’en est pas moins renversante, par l’habileté avec laquelle le chanteur explore tous les registres, osant réduire sa voix à une trame dans l’aigu pour mieux lui redonner toute sa force dans le grave l’instant suivant. Et l’acteur est incroyable, totalement habité par le texte qu’il vit plus qu’il ne le déclame. La plupart des vingt-quatre membres de l’Ensemble Aedes bénéficient d’un numéro en solo et se révèlent également confondants dans cet exercice, par l’intensité physique de leur interprétation. L’investissement est tout aussi remarquable parmi les instrumentistes et les membres des chœurs, entraînés par la baguette dynamique de Wayne Marshall, chef qu’une complicité évidente unit à ses interprètes. Tant que son jubilé sera célébré avec une ardeur aussi contagieuse, l’ombre de Leonard Bernstein n’aura pas de souci à se faire.