Reprise à l’Opéra Comique du chef d’œuvre d’Henri Rabaud ressuscité in loco voilà cinq ans. Ce Mârouf, grand succès français de nombreuses scènes internationales de l’entre-deux guerres, tombé en désuétude après la seconde, sans doute pour avoir trop cédé à la mode de l’orientalisme, a tellement plu à Marc Minkowski qu’il a décidé d’en reprendre la production pour Bordeaux dont il dirige dorénavant l’opéra. Ce spectacle est donc une reprise un peu particulière puisque presque tous les chanteurs ont changé, l’orchestre également et évidemment le chef. C’est donc, musicalement du moins, un tout nouveau spectacle auquel on assiste.
On ne s’étendra pas sur les qualités indéniables de l’œuvre (quelle orchestration !), que notre confrère Laurent Bury résumait très bien dans son compte-rendu de 2013, ni sur les atouts de la mise-en-scène (naïve, poétique et très efficace). Répétons le charme de la compagnie de danseurs Peeping Tom (cet âne facétieux, les délicieux et tout simples trémoussements des nains) et concentrons-nous sur les chanteurs.
Jean-Sébastien Bou est l’un des rares survivants de la première série : français impeccable, déclamation naturelle, acteur vif, voix charnue et de plus en plus sonore. Confier le rôle à un autre aurait été incompréhensible. Face à lui la princesse de Vannina Santoni est un plaisir de tous les instants : dans la rêverie de l’acte III ou dans les éclats du suivant et l’entrain du dernier, elle sait composer un personnage vibrant, parfaitement juste vocalement, même dans les passages plus emportés, et toujours compréhensible. On pourrait croire la justesse une qualité banale chez un chanteur mais pour cette œuvre aussi délicate que démonstrative, elle n’a rien d’évident. On a hâte de la retrouver en ces lieux d’ici quelques semaines pour La Nonne sanglante. En sultan, Jean Teitgen fait étalage de sa voix vibrante à la projection royale, et construit un personnage potentiellement terrifiant mais qui ne se départit jamais de la chaleur paternelle. Pour les seconds rôles, on distinguera Aurélia Legay dont l’épouse dite calamiteuse est campée avec acidité et expréssivité, le Vizir bouffon de Franck Leguérinel qui a finalement plus à jouer qu’à chanter et surtout, surtout l’incroyable Fellah de Valério Contaldo ! Clarté de la ligne, intonations délicieuses, timbre splendide, medium riche et sonore, éloquence naturelle, nul doute que ce ténor-là ne sera pas longtemps tenu aux seconds rôles. Les autres petits rôles et le Chœur de l’Opéra National de Bordeaux ne déméritent pas face à tant de beau chant et il est rare de pouvoir apprécier cette musique avec des voix si riches qui refusent de choisir entre opulence de l’émission et précision de la prononciation.
© Vincent Pontet
L’Orchestre National Bordeaux Aquitaine est au diapason, jouant savamment des contrastes d’une partition qui sait aussi bien s’amuser avec un Orient intimiste et mystérieux que se ruer dans les fanfares clinquantes sous le soleil d’Arabie. Marc Minkowski dirige cette œuvre avec une gourmandise évidente et une pertinence rythmique qui faisait déjà le prix de ses Rameau et Offenbach.
Et pourtant, il est un choix musical qui a gêné notre plaisir toute la soirée. Au contraire de la mirifique caravane longtemps attendue dans l’opéra, le luxe vocal du plateau explose trop tôt et avec trop de force. Notre Mârouf d’abord, à plusieurs reprises, dès le premier acte, écrase l’orchestre, même dans les moments où celui-ci évolue dans la subtilité harmonique des pianis. Son épouse lui emboite le pas, donnant un peu trop de voix à la hargne de la capricieuse. Puis c’est notre sultan qui semble vouloir lui faire concurrence en transformant son chapeau démesuré en caisse de résonance. Est-ce un choix de Jean-Sébastien Bou dont la voix pourrait aujourd’hui aisément remplir la salle de l’Opéra Bastille ? Est-ce un complexe de chef baroqueux qui craint qu’on lui reproche de jouer petit ? Est-ce un spectacle remonté pour l’Opéra de Bordeaux et qui n’a pas su se réadapter à l’écrin de la salle Favart ? On ne saurait le dire, mais cette musique souffre souvent d’être ainsi presque violentée et saturée. Il n’y a guère que le dernier acte qui appelle ce déferlement sonore et il n’est guère nécessaire de bluffer le public si vite pour le convaincre de la qualité de ses interprètes.