Bien malin qui aurait pu prédire qu’un des pires scandales de l’histoire de l’art, qui a fait des dizaines de milliers de victimes, puisse un jour favoriser l’avènement d’une nouvelle catégorie de chanteur lyrique : celle des contre-ténors. Exclusivement masculin, l’hommage aux castrats programmé à Versailles du 8 au 10 juin offrait une nouvelle et formidable revanche aux « faussets » ou « dessus mués », comme on les appelait alors, qui étaient encore moins prisés en France que les « incommodés » italiens et n’étaient guère tolérés que dans les chœurs de la Chapelle Royale. Sans remonter au Siècle des Lumières, il y a seulement quarante ans, personne n’aurait pu imaginer qu’un contre-ténor français accède à une notoriété planétaire et incarne la figure d’Orphée ni qu’un jeune Américain évoluant dans la même tessiture remporte le premier prix du Concours International Renata Tebaldi [sic]. Entre deux représentations de l’Orfeo ed Euridice de Gluck à l’Opéra, avec Philippe Jaroussky et Patricia Petibon – Versailles coproduisant le spectacle de Robert Carsen qui vient d’être créé au TCE –, et la soirée de clôture dans la Grande Salle des Croisades avec, en invité, Eric Jurenas, le cycle conçu par Laurent Brunner nous donnait aussi rendez-vous avec Filippo Mineccia, Franco Fagioli et Riccardo Angelo Strano.
Dans la famille des contre-ténors, je demande l’alto robusto : la densité du timbre, ses couleurs charnelles et vivantes, la fermeté de l’émission, l’ampleur de l’organe de Filippo Mineccia n’ont absolument rien d’angélique, contrairement à ce que pourrait faire croire le titre du concert (« Jommelli, la voix des anges »). Alto robusto, certes, mais aussi alto dramatico, car le chanteur se double d’un interprète passionnant. Filippo Mineccia apparaît, d’emblée, extraordinairement concentré et il vaut sans doute mieux qu’il le soit pour s’attaquer, à froid, au vaste et fort lent « Se mai senti spirarti sul volto » de La Clemenza di Tito – une concentration qu’il conservera tout au long de sa prestation, habité par un sens aigu du théâtre. Le contrôle de la dynamique, qui lui permet d’impressionnants crescendi mais aussi de très suaves piani sans aucun détimbrage, comme la longueur du souffle sont mis exclusivement au service de l’expression chez cet artiste qui, d’ailleurs, ne conçoit pas autrement la virtuosité et se fond tout entier dans la musique. Moins véloces que chez des falsettistes à l’organe léger et naturellement plus flexible, les traits ne manquent cependant pas d’énergie et ne souffrent aucune imprécision, le contre-ténor montrant une belle endurance, en particulier dans le vaste numéro de bravoure qui conclut le programme (« Salda rupa », Pelope).
Filippo Mineccia ©DR
S’il affiche donc un aplomb indéniable dans le versant pyrotechnique du récital, néanmoins, le chanteur s’épanouit davantage dans le cantabile, nous révélant un merveilleux air de sommeil tiré d’Il Vespasiano de Domenico Sarro (« Sonno vieni »), et parvient à s’approprier le dolorisme intense, mais empreint de noblesse, du prophète Jérémie (« O vos omnes », extraite des Lamentazioni per il Mercoledi Santo) comme les sentiments ambigus du berger, entre langueur et sursauts d’ardeur (« Pastor son io », Cantata per la Natività della Beatissima Vergine). Les paupières closes n’ont ici rien d’une posture et quand Filippo Mineccia rouvre les yeux, ce n’est pas pour décocher des œillades appuyées au public ni adresser des sourires de connivence au chef, Javier Ulisse Illán, ou aux musiciens de l’Ensemble Neyredas. Du reste, il n’a nul besoin de souligner leur complicité et de donner à voir ce qui s’entend immédiatement, quel que soit le registre ou le climat où s’éploie leur musicalité rayonnante.
Trois brefs mouvements de sinfonia (Hasse et Jommelli) nous laissent, forcément, sur notre faim, quoiqu’ils suffisent à attiser notre curiosité à l’endroit de cette formation à géométrie variable fondée seulement en 2010, mais déjà très soudée, impeccablement stylée, brillante et manifestement galvanisée par son directeur. Hormis le joyau de Domenico Sarro et une étincelante aria de paragone de Francesco Durante où chant et guitare (Manuel Minguillón) rivalisent d’adresse et de fougue, Filippo Mineccia reprend des fragments d’opéras et d’oratorios qu’il a gravés avec Neyredas pour un disque entièrement dévolu à Jommelli, après avoir déjà publié un splendide album Ariosti – autant de choix originaux qui témoignent de son goût pour l’exploration du patrimoine ainsi que de ses recherches. L’auditoire de la Chapelle Royale réserve aux musiciens une standing ovation et ils auraient sans nul doute offert un second bis si certains spectateurs ne devaient rejoindre l’Opéra pour un autre concert, celui de Franco Fagioli. Quitter Filippo Mineccia et ses complices s’avère d’autant plus difficile après l’ineffable et ensorcelante berceuse de Scarlatti « Dormi o fulmine » (La Giuditta) empruntée à leur dernier enregistrement – une autre mine de raretés à découvrir (« Siface, l’amore castrato »). Mais nous nous en voudrions de ne pas signaler également le florilège de duetti da camera paru chez Glossa où, avec Raffaele Pe, Filippo Mineccia insuffle à ce genre négligé un dramatisme inouï.