Avant-première du 54e festival de Carthage, dans les faubourgs de Tunis, mais grande première dans le magnifique amphithéâtre romain pouvant accueillir plus de 10 000 spectateurs sous un ciel pur ; la production d’Aida, longtemps menacée (les finances ont failli manqué) et finalement sauvée in extremis, proposée par le 70e luglio musicale trapanese , en collaboration avec les chœurs et l’orchestre de l’opéra de Tunis s’est voulue figure de renouveau, de contribution au retour en force de la culture, et disons-le, de victoire contre les forces obscures qui, ces dernières années, avaient entaché le printemps arabe tunisien.
Dans un pays qui, depuis 2011, tente son entrée dans les grandes démocraties libres, la barbarie terroriste de 2015 avait semé le doute en sa capacité à offrir tous les ingrédients, et notamment culturels, à une jeunesse particulièrement avide d’apprendre et de rattraper tant d’années perdues. C’est que, pour le seul domaine de l’opéra, on pourrait vite oublier que dans le grand théâtre de Tunis, « la bonbonnière Resplendy », du nom de son architecte français, Wagner, Verdi, Puccini, Bellini et l’opéra français avaient résonné au début du siècle dernier. Quel joli symbole donc de renouer avec l’opéra, qui plus est dans ce lieu chargé d’histoire et de culture. Les Tunisois venus en nombre n’ont pas boudé leur plaisir et l’ont fait comprendre tout au long de la soirée en applaudissant – beaucoup – le spectacle proposé.
On connaissait les productions du Juillet Musical de Trapani, qui chaque année depuis 70 ans maintenant offre des standards bien montés, souvent bien distribués, et qui font honneur aux modestes capacités financières de cette ville de Sicile. Toute la troupe et tout l’orchestre ont donc enjambé les 400 kilomètres méditerranéens qui séparent les deux villes pour nous offrir une soirée dans l’ensemble réussie et dont le plus grand mérite aura sans doute été de faire (re-)découvrir ce qu’est l’opéra à un public dont on s’est surpris à noter la jeunesse (avec, il est vrai, des places à des prix sans concurrence…).
L’orchestre nous aura pourtant un peu fâché ; trop peu fourni (avec à peine 50 musiciens), il a souvent peiné à nous entraîner dans les méandres d’une pièce qu’on ne saurait résumer à un péplum pharaonique. Il doit y avoir de la nuance dans l’accompagnement de moments intimistes (le « Numi pieta » d’Aida ou le duo final crépusculaire). Nous passerons sur un problème de justesse de certaines cordes qui n’a jamais été réglé (l’air ambiant, chaud et moite, était propice aux décrochages de certains pupitres). Le maestro Andrea Certa nous a fourni une vision trop peu nuancée pour que nous puissions pleinement la soutenir.
Le plateau était constitué comme dans la plupart des scènes en plein air, un proscenium s’avançant vers le public et entourant l’orchestre, limitant l’aire de jeu des acteurs mais permettant une proximité appréciable. Pas grand-chose à dire d’une mise en scène totalement attendue de Rafaelle di Florio, sans idée flamboyante ni contre-sens marquant, même si chacun s’est interrogé sur la soudaine calvitie d’Amneris au IV ! Décors efficaces, mobiles à souhait, espace bien occupé et costumes qui offraient – ce n’était pas voulu sans doute – avec les traverses de l’amphithéâtre romain une superbe harmonie de tons beiges.
© Festival de Carthage
Le plateau vocal nous a réservé quelques bonnes surprises, à commencer par le rôle-titre. Il faut saluer le remarquable travail de Maite Alberola en Aida, dont le répertoire est déjà fourni et marqué par une certaine sagesse. Elle a su à la fois montrer la pleine mesure de sa projection et apporter lorsqu’il le fallait les indispensables nuances. Réaliser cela en plein-air, alors que les bruits parasites sont nombreux, mérite d’être souligné. Elle possède la palette de couleurs idéale pour le rôle et des mediums d’une beauté captivante.
L’Amneris de Daniela Diakova n’avait sans doute pas la même aisance. Elle était toutefois pleinement l’incarnation de la rivale défaite, son jeu a été toujours juste et la voix n’a jamais vacillé. Timbre un brin juvénile pour le rôle mais au final une implication justement saluée par le public.
Le plateau masculin est moins homogène ; le Roi de Enrico Rinaldo a tenu son rôle (court mais prenant) vaillamment et avec crédibilité. Même constat pour Andrea Comelli qui a été un Ramphis sans faille.
Une belle surprise : l’Amonasro de Giuseppe Garra. Le rôle est relativement bref mais avec une force dramatique percutante qui est une des difficultés de cette partie. Notre baryton l’a fort bien rendu. Garra possède un vrai baryton Verdi et nous nous sommes surpris en l’entendant à remarquer que ce type de voix, décidément inimitable, n’est plus si courant. Il est d’une aisance remarquable dans ce rôle qui lui sied parfaitement et que visiblement il maîtrise d’un bout à l’autre. On aimerait entendre Garra en Rigoletto ou Renato.
Radames enfin était tenu par Dario Prola : disons d’emblée que malgré l’application notable qui l’a conduit à tout chanter de sa partition, il n’a pas exactement la voix du capitaine égyptien. Il n’est pas le ténor héroïque que l’on attend. Trop fluide, trop peu d’aspérité, de raucité dans la voix. Radames n’est pas un héros au long fleuve tranquille ; il doit lutter contre le destin, les éléments hostiles et finalement contre lui-même. Tout cela ne se rend pas sur scène sans une certaine brutalité de la voix, sans brusquer son chant, le malmener en toute maîtrise bien sûr. Oui, il y a un Otello qui se dessine en filigrane derrière le rôle de Radames. Nous préfèrerons entendre Prola dans d’autres cases de son répertoire, comme Calaf ou Pinkerton.
Le chœur enfin, trop clairsemé pour rendre à la partition son faste attendu. Mais tout était juste et synchrone. Ce fut un beau travail commun entre les chœurs siciliens et tunisiens. Une collaboration qui, espérons-le, en appelle d’autres.