1815 fut une année faste pour les Bourbons, restaurés sur le trône de France et sur celui de Naples après la défaite de Napoléon. Pour assurer l’avenir et renforcer leurs liens un mariage fut décidé. C’est ainsi qu’en mars 1816 la nièce du roi de Naples épousa le neveu du roi de France. La cérémonie ayant lieu par procuration, deux fêtes somptueuses furent données en même temps à Paris et à Naples, où Rossini occupait depuis mai 1815 la charge officielle de compositeur et directeur musical des Théâtres royaux. A ce titre il fut chargé d’écrire une cantate scénique qui fut exécutée au Théâtre du Fondo le 24 mars, le théâtre San Carlo ayant brûlé le mois précédent. Le spectacle fut fastueux, à grand renfort de machines et de participants : pour les ballets intégrés le livret imprimé mentionne quarante danseurs et danseuses solistes, sans compter le corps de ballet et les figurants !
Ces compositions sur commande consacrées à un événement particulier étant destinées à ne plus être répétées, la musique disparut, jusqu’à ce qu’en 1967 Philip Gossett en retrouve l’autographe à la Bibliothèque du Conservatoire de Naples. L’auteur du livret, professeur de rhétorique à l’université de Naples et membre de la commission de censure, ne prétend pas à l’originalité et se borne à une aimable convention en reprenant le fonds mythologique qui est le terreau de la ville. En assimilant les jeunes époux à des figures mythologiques, la cérémonie se rehausse de noblesse héroïque. Aux noces de Thétis et Pélée, les Dieux de l’Olympe vont assister ; en présence de l’Amour et de l’Hyménée, réunis pour empêcher la Discorde de s’attaquer à la nouvelle union, Jupiter présidera le rite nuptial, en compagnie de son épouse Junon et de Cérès, déesse protectrice du Royaume des Deux Siciles. et tous chanteront l’union de l’Amour et de la Vertu.
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Rossini avait eu à sa disposition les meilleurs chanteurs présents à Naples : Andrea Nozzari (Jupiter), Isabella Colbran (Cérès), Margarita Chabrand (Thétis), Giovanni David (Pélée), et Girolama Dardanelli (Junon). Pour ces noms restés dans l’histoire comme ceux d’interprètes d’exception, il écrivit du sur-mesure, et c’est pourquoi distribuer ces rôles n’a rien de facile. D’autant qu’entre les répétitions et le concert un rien peut arriver qui compromet la santé vocale d’un chanteur. C’est ce qui s’est produit pour le ténor Mert Sungu, victime d’une atteinte musculaire au niveau du cou qui déclenche de courtes mais vives douleurs. Il chante sur le qui-vive, et son émission très contrôlée témoigne autant du soin qu’il a d’exécuter minutieusement les moindres nuances du rôle de Peleo que de la contrainte qu’il subit. Evidemment sa voix ne s’épanouit pas avec la facilité et le naturel apparents qui avaient donné tant de prix dix jours plus tôt à sa participation à La petite Messe solennelle. L’autre ténor, dans le rôle de Jupiter, déconcerte quelque peu ; la couleur plus sombre semble annoncer un baryténor mais l’émission de Joshua Stewart reste étrangement figée dans une zone intermédiaire, avec par instants des sons ouatés fort peu séduisants.
Junon, la protectrice du mariage, échoit à Marina Comparato ; manifestement en pleine possession de ses moyens, elle s’impose aussitôt qu’elle ouvre la bouche par la fermeté du son et la netteté avec laquelle elle cisèle le texte, donnant au personnage l’autorité traditionnellement reconnue à la déesse. Eleonora Bellocci, séduisante Fanni dans La cambiale di matrimonio, a la charge d’incarner la nymphe Thétis, qui représente ici la jeune épousée. Elle démontre à nouveau ses qualités, le grain charnu et l’extension de la voix, la sûreté technique dans l’exécution des vocalises et des sauts d’amplitude, mais aussi dévoile une fragilité quand la tension dans l’aigu donné en force entraîne une fugace résonance métallique. On le remarquerait peut-être moins si dans le rôle de Cérès, dévolu à Isabella Colbran, on ne découvrait avec Leonor Bonilla une interprète dont la voix unit la douceur veloutée du timbre, la souplesse des agilités, la facilité et la pureté des aigus, la maîtrise des fioritures, autant d’atouts réunis qui nous ont rappelé la grande Mariella Devia et qui lui vaudront une longue ovation après l’air « Ah non potrian resistere ».
A défaut du spectacle de l’Olympe en fête, les robes colorées des artistes du chœur Gorecki composaient un bel arc-en-ciel devant leurs homologues masculins en tenue de soirée. Ils ont tous démontré une belle musicalité, malgré une entrée tonitruante dont on cherche en vain la justification. Il leur faudrait seulement penser à ajouter un sourire mental à ces chœurs de réjouissance, pour mieux masquer le fait que pour eux c’est une séance de travail de plus au sein du marathon qui leur est imposé. Les musiciens des Virtuosi Brunensis ont la résistance de l’habitude. Ils répondent souplement à la direction précise et pertinente de Pietro Rizzo, qui met en lumière l’esprit rossinien, avec ces autocitations sorties de La cambiale di matrimonio ou du récent Barbiere di Siviglia jusqu’aux anticipations du Viaggio a Reims, comme les traits à la flûte si identifiables. On ignore si, quand elle les entendra à nouveau en 1825 dans la cantate destinée à célébrer l’accession au trône de son beau-père, la jeune épousée devenue veuve en 1820 s’en souviendra. Mais aux oreilles des rossiniens d’aujourd’hui, ce sont autant de rayons lumineux qui éclairent le parcours créatif de leur cher Gioachino, dont Le Nozze di Teti e Peleo constituent un joyau étincelant.