Après L’Or du Rhin et La Walkyrie la saison passée, Valery Gergiev poursuit la Tétralogie à la Philharmonie de Paris avec un Siegfried en version de concert. Dès lors nulle forêt, nul dragon, nulle montagne sur scène ; pas plus d’épée, de lance ou de mur de flammes ; aucun support visuel, aussi symboliste soit-il, qui vienne supporter l’action. Certes, ce choix met le Gesamtkunstwerk – l’œuvre d’art total wagnérienne – en péril, et on peut le déplorer. Mais une version de concert n’est-elle pas aussi un beau défi à plus d’un titre ? Renoncer à la mise en scène, c’est mettre la partition en question : à quel point est-elle descriptive, figuraliste et efficace dramatiquement ? Le chef et l’orchestre parviennent-ils à dépeindre un lieu, une atmosphère, et à raconter une histoire ?
Le livret, essentiellement dialogique, constitue également une gageure pour les chanteurs : il suppose une diction précise, la création d’un contact entre les interlocuteurs, et un personnage qui prenne forme dans sa manière de s’exprimer et non dans son costume ou sa gestuelle. Défi enfin pour le spectateur, appelé à prêter une oreille plus attentive que jamais. L’absence de mise en scène permet sans aucun doute d’entendre différemment, si ce n’est d’entendre mieux. L’oreille prend le pas sur l’œil et invite à se plonger peut-être dans des sensations et un rapport au temps différents.
L’Orchestre du Mariinsky comble d’emblée l’auditeur avide de matière et d’atmosphère sonores. Le prélude s’ouvre par un frisson parcourant les pupitres – timbales, cuivres, contrebasses – annonciateur du drame sur le point de se jouer. Valery Gergiev, visage fermé, tête baissée sur sa partition, propose une lecture éminemment sombre de l’œuvre dès ses premières mesures : le son est dense, les coups d’archets acérés, la tension palpable.
Le chef privilégie la lisibilité des lignes instrumentales et met au jour l’extrême richesse de la partition, qui tantôt accompagne les chanteurs, leur répond, commente leur propos, dépeint un paysage, ou bien accomplit tout cela à la fois. Mais ce manque de hiérarchie parmi les pupitres met à mal le son d’ensemble de l’orchestre : il surcharge l’oreille d’informations et enlève la prééminence du leitmotiv dans le tissu orchestral. Malgré cette réserve, les musiciens se révèlent irréprochables : précision des attaques, changements de tempo, couleurs et clarté du discours, tout convainc dans leur jeu. Valery Gergiev les dirige d’une main de maître, obtenant à l’instant le moindre de ses désirs. Il offre ainsi des « Murmures de la forêt » splendides, comme un grand moment de sérénité et de bien-être au milieu de la noirceur de l’ouvrage, servi par des solistes (flûte et cor notamment) de choix ; il donne également au duo final un rayonnement idéal, jusqu’à l’apothéose orchestrale des dernières mesures.
Mikhaïl Vekua, dans le rôle de Siegfried, est présent tout au long de l’ouvrage sans jamais faiblir. La voix est incarnée, profonde – y compris dans l’aigu – et le chanteur offre un héros affirmé et insolent. Face à lui, Andreï Popov se révèle un Mime truculent à souhait, sans gestuelle outrancière ni voix ridiculisée avec excès, se servant du texte pour donner tout son piquant au personnage.
Le Wanderer d’Evgeny Nikitin est imposant sans que la voix perde en clarté, et le chant reste sans tensions malgré une écriture extrêmement exigeante. Roman Burdenko offre un Alberich superlatif : le timbre est superbe et profond, passant aisément l’orchestre, tout comme celui de son confrère Mikhaïl Petrenko dans le rôle de Fafner.
Encore et toujours des éloges concernant la distribution, aussi bien pour Zlata Bulychev en Erda et Anna Denisova en Oiseau : voilà des petits rôles qui bénéficient d’interprètes de choix.
Enfin, la Brühnnilde d’Elena Stikhina, qui n’apparaît qu’à la dernière scène, mérite qu’on l’attende. La soprano fait preuve d’une grâce inouïe dans sa salutation au soleil et au monde, et d’une délicatesse dans le chant qui révèle toute l’humanité de la Walkyrie déchue, tout cela servi par une projection idéale.
Ce Siegfried en version de concert, à défaut d’avoir une mise en scène, était donc servi par une distribution formidable vocalement et qui avait conscience que la parole et le dialogue priment dans cet ouvrage, bien plus que la voix et la vocalité.
Il avait également à sa tête un chef qui a réussi, malgré la longueur des scènes, à donner à chacune une identité sonore à part entière. Valery Gergiev n’est pas un grand narrateur, mais il est un peintre hors-pair. D’une scène à l’autre, c’est un nouveau paysage qui se donne à entendre, de nouvelles atmosphères à expérimenter, de nouvelles couleurs à goûter. C’est lui le Wanderer de cette soirée : pas un vagabond qui erre sans but, mais le voyageur qui parcourt le monde et nous emmène à sa suite.