Pour la cinquième année consécutive, les Rencontres musicales Enesco ont décerné leurs prix dans le cadre d’un concours international de chant destiné aux amateurs comme aux professionnels. Les lauréats 2018 ont pu se produire lors d’un gala, le 12 octobre au Conservatoire Claude Debussy, après quoi trois grands concerts ont été donnés à l’Hôtel de Béhague, siège de l’ambassade de Roumanie, trois concerts qui accueillaient de prestigieux musiciens roumains et les lauréats des concours des années précédentes. Le 17 octobre, c’est un « concert-spectacle vocal » qui était proposé dans la fameuse Salle Byzantine. Commémorations de la Première Guerre mondiale obligent, le programme a en partie été élaboré en relation avec le conflit armé qui s’est achevé il y a un siècle : Ilinca Fortuna a donc imaginé que nous étions dans un château habité par un seigneur bourru et par une dame mélomane, château où arrivent des réfugiés de guerre, des enfants d’abord, quelques adultes ensuite. Et tous ces braves gens chantent leurs malheurs, puis retrouvent l’espoir en chantant tout simplement, et après l’entracte, ils troquent leurs habits de réfugiés contre des smokings et robes du soir pour donner un concert au château. Ce fil narratif vaut ce qu’il vaut, et l’on apprécie surtout qu’il permette aux artistes de s’exprimer avec plus de liberté peut-être que dans le cadre contraint d’un récital ordinaire.
Qui dit Rencontres musicales Enesco dit forcément hommage au plus illustre des compositeurs roumains, qui entretint avec la France une relation privilégiée : c’est dans notre pays qu’Enesco se trouvait en août 1914, c’est à Garnier que fut créé son unique opéra, et c’est à Paris qu’il mourut en 1955. La soirée inclut donc plusieurs pièces d’Enesco : un extrait d’Œdipe, deux mélodies sur des poèmes français et une mélodie sur un poème populaire roumain. Ses contemporains français sont aussi au rendez-vous : Debussy, Poulenc, Darius Milhaud. Toutes ces pages sont proposées en dialogue avec des œuvres de compositeurs vivants, français (Aboulker, Chamouard, Colin, Nafilyan) ou roumains (Pautza, Gheorghiu, Donceanu). Plaisir de la découverte donc, ces noms ne se bousculant pas au programme des récitals les plus fréquentés.
Plaisir de la découverte également en ce qui concerne les jeunes voix distinguées par le Concours Enesco. Avant d’arriver à elles, saluons d’abord la prestation des « Saints Archanges », les sept très jeunes membres de la chorale de la cathédrale métropolitaine orthodoxe roumaine, dirigés avec une assurance admirable par l’à peine moins jeune Valentina Dascalu, qui interprète excellemment un solo pour voix d’enfant dans le long extrait de L’homme qui titubait dans la guerre. En 2017, le Concours Enesco avait distingué cinq voix féminines : une française, une roumaine et trois asiatiques. De notre compatriote Héloïse Koempgen-Bramy, on remarque d’emblée qu’il s’agit d’une « nature » : c’est surtout son abattage scénique qui signale son interprétation de Métamorphoses de Poulenc ou des trois mélodies signées Laurent Colin. Florentina Soare, en troupe à l’Opéra de Magdebourg, est dotée d’un indéniable tempérament, qui s’exprime surtout dans la mélodie de Donceanu et dans le solo de l’œuvre d’Isabelle Aboulker, « Vous ne savez pas ce que c’est que l’absence ». Chez Mayako Ito, on est séduit par la maîtrise impeccable du français et par un chant idéalement adapté à l’art de la mélodie, tant dans l’impertinence de l’air d’Eurydice de Milhaud que dans « La fin du voyage », mélodie pleine de nostalgie due à Corneliu Gheorghiu. Liga Yi fait forte impression dans Eu mă duc, d’Enesco : même sans en comprendre les paroles, l’émotion est tangible ; l’air de Lia dans L’Enfant prodigue est lui aussi assez finement interprété. Quant à Heera Bae, la fin de la première partie du concert lui réserve un triomphe absolu avec « Hora Staccato » de Dinicu (1906), morceau brillant pour violon solo ici transformé en grande vocalise enjouée pour soprano colorature, dans lequel l’artiste éblouit l’auditoire par la précision surnaturelle de ses suraigus et par l’allégresse communicative de son chant. Lauréat 2016, Jiwon Song est présent aux deux extrémités de la soirée : après avoir participé aux extraits de l’œuvre d’Aboulker, il revient pour conclure le concert avec une mélodie d’Enesco où à ses belles qualités de timbre s’allie une sensibilité et une diction plus qu’estimables.
Aux côtés de ces jeunes chanteurs, excellemment soutenus au piano tantôt par Ayaka Niwano, tantôt par Alina Pavalache, directrice artistique de la Société française Georges Enesco, on avait aussi eu l’idée de convoqué deux illustres aînés. Présidente de la Société Enesco, Viorica Cortez reprend du service pour chanter quatre mélodies : bien sûr, la voix n’est plus ce qu’elle était du temps de sa splendeur, mais le pouvoir d’émotion, lui, est intact. Quant à Jean-Philippe Lafont, on l’entend d’abord beaucoup parler, en récitant dans L’Homme qui titubait dans la guerre, puis dans le monologue d’Œdipe où Enesco a choisi de faire déclamer le héros après qu’il s’est crevé les yeux. Les qualités d’acteur du baryton français sont suffisamment connues, mais il nous rassure bientôt : lorsque le compositeur l’exige à nouveau, Jean-Philippe Lafont chante, avec le même impact qui a toujours été le sien.