Il y a parfois des hasards de calendrier qui se conjuguent de telles sorte à former des coïncidences assez étranges. Ainsi, pour cet automne 2018, on célèbre avant tout le centenaire de la réconciliation des peuples européens, mais les musiciens se réjouissent de redécouvrir Claude Vivier à l’occasion des 70 ans de sa naissance. A ce double anniversaire s’ajoute celui d’une disparition qui laissa la vie musicale en France longtemps orpheline. Le 11 novembre 1998 disparaissait Gérard Grisey, victime d’une rupture d’anévrisme aussi tragique qu’inattendue. Le Festival d’Automne se devait donc de rendre hommage d’une manière ou d’une autre à ces deux piliers du spectralisme. C’est en programmant des œuvres étrangement autobiographiques que nait un concert d’une étonnante cohérence.
On ne peut que se réjouir des liens qui se tissent peu à peu entre l’ensemble Solistes XXI et l’Intercontemporain. Les concerts associant ces deux formations donnent en effet à entendre ce qui se fait probablement de mieux en musique contemporaine aujourd’hui, et il serait dommage de s’en priver davantage. L’ensemble vocal préparé par Christophe Grapperon éblouit dès les premières minutes dans un Jesus erbarme dich aussi bref que poignant. Une mélodie d’une simplicité bouleversante énoncée au soprano solo a à peine le temps de se développer avant de retourner au silence qui l’avait fait naître. Ce petit bijou est magnifié par l’intonation sans faille de l’ensemble vocal, et par le timbre rayonnant de son soprano solo que l’on retrouvera avec le même bonheur dans la cantate Glaubst du an die Unsterblichkeit der Seele. Ici aussi, on est saisi par l’intensité dramatique de la pièce. La dimension prophétique et autobiographique n’y est certainement pas pour rien (Vivier meurt assassiné par un homme dont il avait fait la connaissance, alors qu’il vient seulement d’achever la première partie de la pièce). Aux longues tenues des chanteurs (parmi lesquels il faut également s’incliner face à la performance du ténor solo) se greffe un texte récité, aussi simple que sordide car modifié au vocoder pour donner à la voix du narrateur une distance et une froideur glaçantes. Témoin indirect de la mort du compositeur par cette cantate, le public est plongé dans un long silence dont il est difficile de s’arracher une fois la musique éteinte.
Entre ces deux œuvres vocales se glissaient les Cinq chansons pour percussion (qui n’ont de chanson bien sûr que le titre). Samuel Favre se tire à merveille d’une partition qui témoigne de l’influence de la musique balinaise sur le compositeur. Cependant, on n’échappe pas à un certain ennui devant un discours volontiers minimaliste, qui finit par tourner en rond sans mener vraiment quelque part.
A cette première partie de programme s’ajoutait le classique du répertoire moderne que sont les Quatre chants pour franchir le seuil de Gérard Grisey. Ici aussi, l’histoire de la pièce est faite de coïncidences troublantes. Il est en effet difficile de ne pas voir un nouveau pressentiment macabre dans ces quatre méditations sur la mort, créées à titre posthume car achevées quelques semaines avant la mort du compositeur.
Redoutables d’intonation car faisant régulièrement appel à des micro-intervalles, ces Quatre chants sont la bête noire de nombreuses interprètes. On constate avec étonnement que ce n’est pas du tout le cas de Melody Louledjian, qui surpasse sans aucun effort apparent les difficultés du langage spectral, sans pour autant verser dans un chant moins soigné. Le timbre de voix est aussi sain et brillant que s’il s’agissait de chanter du répertoire traditionnel, montrant que l’on peut tout à fait réconcilier le chant lyrique et la musique contemporaine. De plus cette aisance lui permet de se concentrer sur la musique, faisant de chaque mot (dont Grisey est particulièrement économe) un évènement en soi.
La direction de Michael Wendeberg (ancien pianiste de l’Ensemble) est elle aussi soignée, ce qui convient davantage à Grisey qu’à Vivier. En effet, si cette battue implacable est de rigueur dans une partition au temps musical aussi calculé, les deux œuvres du compositeur canadien auraient certainement pu bénéficier d’un peu plus de poigne expressive.
Conclu sur une berceuse offrant un espoir nouveau pour l’humanité, ce concert donne avant tout l’occasion de savourer les produits heureux de troublantes coïncidences de calendrier.